Le chilled n’offusque personne, au contraire, il donne quelques idées — mauvaises — aux abattoirs français. Pourquoi, quand l’offre est pléthorique, à Pâques, par exemple, ne pas brader les gigots ? Ne serait-il pas plus rentable de les conditionner sous vide, de les stocker et de les faire réapparaître comme de la viande fraîche lorsque les cours remontent ? Vous ignorez tout, sans doute, de ces tripatouillages. Les apôtres de la traçabilité se gardent bien de vous mettre dans la confidence.
Mais où sont donc passées les viandes de brebis et de mouton ? Les agneaux ont-ils une mère, ou un père ? Une mère, sûrement. Bien qu’encore, avec Dolly, le premier mammifère cloné de l’histoire de l’humanité, le 5 juillet 1996, en Écosse, on peut se poser des questions. Le père s’est en partie effacé devant la seringue de l’inséminateur. La viande de brebis a tout simplement disparu des étals : elle n’est plus digne d’y figurer. Comme sa consœur bovine, la Holstein de réforme, la brebis arrive à l’abattoir en piteux état, après une vie entière enfermée dans une bergerie à manger des granulés et à porter des agneaux ; cela n’arrange pas la carcasse. Quand vous saurez que la brebis fait également l’objet de primes européennes, vous comprendrez la perversité du système : les primes compensatoires ovines (PCO, dans le jargon professionnel) sont attribuées par tête de brebis. Les grands troupeaux d’élevages intensifs sont avantagés, d’autant que ces primes sont consenties sans engagement élémentaire que la brebis agnelle en retour. Ce système encourage les éleveurs à garder leurs femelles le plus longtemps possible : « Elle est bien vieille, elle ne fait plus d’agneaux, mais elle va encore pour la prime », nous avoue un éleveur, en nous montrant sa brebis claudicante. Constatons que la PAC (politique agricole commune) donne souvent l’avantage à la médiocrité.
On n’arrête pas le progrès ! Bientôt, l’agneau « enrichi », oui c’est la dernière trouvaille du clonage. Après les yaourts, le lait, la viande, pourquoi se gêner ? Voici l’agneau enrichi en omégas 3 — les fameux acides gras polyinsaturés, décrits depuis plusieurs années comme ayant des effets bénéfiques du point de vue cardio-vasculaire. Simple à obtenir, un gène prélevé dans un ver et introduit dans l’un des chromosomes de l’agneau. Ce n’est peut-être pas pour tout de suite, mais quand même, soyons vigilants.
Évitons le pessimisme à tout crin : certains éleveurs s’obstinent dans des schémas traditionnels et réussissent. C’est le pari tenu par quelques éleveurs du Pays Toy, dans les Pyrénées. Ils ont décroché une AOC pour leurs brebis et leurs moutons « Barèges-Gavarnie ». Les inondations du printemps dernier ont ravagé leurs exploitations, mais ils résistent. Le système de production de ces paysans, installés sur les pentes de Luz-Ardiden, près du pic du Midi et du cirque de Gavarnie, repose sur deux richesses de leur région : l’herbe et la race barégeoise. Opposés à l’insémination artificielle, et à l’éponge progestagène, ils ont décidé de respecter à la fois l’animal et les saisons. Après quatre ou cinq transhumances ou mises bas, les brebis partent à l’abattoir. Quant aux mâles, après leur second estivage, ils sont baptisés Doublon, destinés eux aussi à la boucherie. Ayant obtenu un abattoir de proximité, les éleveurs de l’appellation peuvent valoriser tous les morceaux, y compris les moins nobles. Les bouchers et les restaurateurs se jettent sur cette AOC. La pratique de ces méthodes encourage d’autres éleveurs à les imiter. Ce sera long, mais l’espoir renaît.
Derrière le plaisir de goûter un produit de qualité, n’oubliez pas, jamais, qu’il y a un éleveur, un homme de caractère, rejetant les diktats de la profession, refusant de courber l’échine, devant la toute-puissance du productivisme. Posez-vous des questions : est-ce que cet éleveur vit dignement ? Oui, il vit dignement de son travail et de la satisfaction qu’il en retire. Ses collègues industriels ne peuvent pas en dire autant, tant ils sont inféodés aux marchands de granulés, aux coopératives, tributaires des aides et des subventions européennes, qui sont insuffisantes pour effacer les prêts et les investissements qu’ils ont été encouragés à faire.
Chapitre 5
LES FRUITS ET LES LÉGUMES
Qu’est-ce qui a bien pu justifier la décomposition du goût des fruits et des légumes ? Quand cette catastrophe a-t-elle commencé, et pourquoi ? Plusieurs causes, nombreuses et trop nombreuses. Essayons d’examiner la situation avec sang-froid et objectivité. La guerre de 1939–1945 (nous y revenons dans le chapitre « Viande »), la mécanisation à outrance, le remembrement ont incité la remise en question du travail lié au maraîchage et à l’arboriculture. L’apparition des engrais chimiques, des pesticides a encouragé une vision à court terme de la production. La disparition, en 1968, des Halles de Baltard, et leur transfert à Rungis ont entièrement bouleversé le commerce des fruits et des légumes. Tous les grossistes qui connaissaient des producteurs indépendants et qui pouvaient transmettre leur connaissance des produits et du marché ont disparu, l’apparition des coopératives de production n’existait pas. Les centres d’expédition non plus. Leur arrivée a entraîné la disparition de nombreux producteurs indépendants qui offraient aux grossistes une palette de choix très variée.
L’apparition des marchés de gros, la création de la normalisation et l’obligation d’étiquetage ont vu naître de nouvelles professions faisant écran entre le producteur, le grossiste et le vendeur. La situation a empiré, dès 1970, quand la technique du hors-sol a été introduite en Europe. Réservée tout d’abord à quelques cultures maraîchères et florales sous serre, elle s’est développée à grande vitesse. De 200 hectares, en 1970, on approche des 15 000 hectares. On imagine bien que ce développement considérable fut à l’origine de la désaisonnalisation.
Quelles sont les espèces touchées par cette révolution du hors-sol ?
Essentiellement des cultures légumières et des petits fruits. La tomate est la plus répandue, suivie par la fraise, surtout depuis la découverte de la conduite en « jardins suspendus ». Le concombre, le poivron, l’aubergine ne sont pas en reste. Quelques années plus tard, le melon et la courgette ainsi que la framboise ont rejoint la cohorte des fruits et des légumes désaisonnalisés. J’allais oublier l’endive, que seuls en France une dizaine de producteurs peuvent encore cultiver en pleine terre (elle est délicieusement amère), la quasi-totalité étant produite en hydroponie. On nous explique que c’est une méthode ancienne, apparentée à l’« aquaculture » (culture dans l’eau), autrement dit des racines plantées dans un grand bac sans aucun substrat, alimentées par une solution nutritive. On nous assure également que le hors-sol permet de maîtriser tous les éléments nécessaires au développement des végétaux, que c’est une culture propre, que les traitements phytosanitaires sont réduits et ciblés, et qu’elle permet une maîtrise variétale qui améliore la qualité gustative, notamment des fraises et des tomates, et surtout qu’elle permet d’allonger la période de disponibilité. Voilà pour les « plus », en admettant qu’ils le soient. Toutefois, on ne nous dit pas grand-chose sur le recyclage des substrats et sur leur coût, l’irrigation et les solutions nutritives. D’aucuns récupèrent des solutions, les recyclent, les désinfectent, les analysent, mais les reconstituent pour les renvoyer aux plantes. Le hors-sol pourrait être effectivement une solution d’avenir s’il ne s’apparentait finalement pas à la culture traditionnelle, qui nécessite une alternance des sols, et si surtout il n’encourageait pas gravement à la désaisonnalisation et au nivellement du goût par l’uniformisation des variétés.