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Osons le gros mot ! Désaisonnalisation. La voilà la tueuse de goût et des saveurs. Posez la question à votre primeur ou à votre vendeur de légumes dans la grande distribution : quel est le légume le plus vendu en France ? Le consommateur mange de la ratatouille. Oui, de la ratatouille, et toute l’année. Quel drame ! Ce plat typiquement méditerranéen s’est rapidement répandu dans toute la France où, à l’exception des régions plus tempérées, on ne commençait à envisager sa confection que vers le 15 août. À la fin du mois d’octobre, on attendait l’année suivante. Amusez-vous à faire la différence. Dans deux récipients distincts, faites cuire des aubergines hollandaises, des poivrons marocains, des courgettes espagnoles et des tomates de n’importe où, poussées sous serre, et faites la même chose avec des légumes de pleine terre qui ont poussé à proximité de votre domicile. Dans ce dernier plat, vous aurez à coup sûr du goût, des saveurs, des parfums, l’été et le soleil dans votre assiette, et, dans l’autre, une sinistre partouze de légumes.

La désaisonnalisation est coûteuse, le transport aérien aussi. Beaucoup de fruits, en provenance de pays lointains, prennent le bateau. Poussés à contre-saison dans un autre hémisphère, ils arrivent en décalage d’une saison et passent inévitablement quelques mois dans une chambre froide. Pourquoi, alors, préfère-t-on, au mois d’octobre, alors que c’est la meilleure saison pour nos reinettes du Mans et nos belles de Boskoop, les pommes d’Afrique du Sud ou les poires de Nouvelle-Zélande ?

Autre cause de la désaisonnalisation, de l’évolution du goût et de l’uniformisation variétale des fruits et des légumes : la mainmise des grands groupes internationaux semenciers. Les semences hybrides, dont les graines ne peuvent resservir, imposées par ces groupes ont détruit les variétés. Quant à l’uniformisation du goût, l’exemple de la fraise, de la tomate et de la pomme me paraît des plus exemplaires.

À l’origine, le fraisier sauvage, le fragaria, a un usage officinal et surtout décoratif. Il faut attendre 1712, avec l’apparition de fraises en provenance du Chili et de Virginie, pour que son évolution se développe. À la fin du XIXe siècle, Plougastel fournit 30 tonnes de fruits par jour. Les croisements vont bon train. Impossible de les nommer toutes dans le dictionnaire des plantes potagères, paru en décembre 1890, de M. de Vilmorin. En 1893, l’abbé Thivolet réussit les premiers fraisiers remontants à gros fruits. Grâce à cette découverte, les remontants fleurissent et fructifient plusieurs fois, et même quelquefois d’une façon continue pendant tout l’été.

Jusqu’en 1962, tout va bien, mais à cette date commence la chute inexorable de la production. C’est à cette époque que les chercheurs américains travaillent sur une nouvelle fraise, capable de régaler les papilles — ce sont eux qui le disent —, mais surtout susceptible de résister aux aléas du transport, aux écarts de température et aux manipulations souvent peu délicates des clients, bref une fraise capable de parcourir les 4 000 kilomètres séparant San Francisco de New York, sans qu’elle présente la moindre égratignure à l’arrivée. Vous l’avez déjà goûtée, vous la connaissez, le plaisir qu’elle procure est inversement proportionnel à ses performances kilométriques.

Les Espagnols s’en sont fait les spécialistes. Dans la région de Huelva, dans le sud de la péninsule, les fraises poussent sur des océans de plastique, nourries aux engrais, saturées de pesticides. Au minimum 1,2 kg de fruits par pied, 80 milliers d’hectares, de 60 à 90 tonnes de rendements. Qui dit mieux ? La camarosa — c’est son nom — est énorme et indolore. Un paradoxe, quand on sait que fraise vient du latin fragum, autrement dit, fragrance, odeur, parfum. Elle résiste sous la dent, sa saveur est inexistante, elle se contente de son prix.

En envahissant notre marché, cette espagnole a divisé la production française en deux, aujourd’hui aux alentours de 43 000 tonnes, alors que la consommation française est de 2,5 kg par habitant et par an. Nous sommes dans l’obligation d’importer d’Allemagne, de Belgique, des Pays-Bas. Les fruiticulteurs français tentent une contre-offensive, avec la création d’un nouveau produit : la gariguette, une fraise made in France. Il a fallu attendre longtemps pour que la fraise française retrouve des couleurs en misant sur une différenciation qualitative. Plutôt gonflé, en pleine guerre de standardisation ! Mais qu’on ne s’y trompe pas, nos fraises bien à nous sont cueillies à 1,50 mètre du sol dans des jardins suspendus, traduction : hors-sol, comme les espagnoles.

Si la consommation de la fraise de bouche a augmenté, la demande industrielle pour des produits finis — confitures, gelées, conserves, sirops, glaces, produits laitiers aux fruits, fraises congelées et arômes naturels — aussi.

Tous les consommateurs qui ingurgitent ce qu’il est convenu d’appeler « des fraises espagnoles » de contre-saison — même à 1,20 euro la barquette de 500 grammes — devraient aller visiter Huelva. Le spectacle infligé est éloquent. Qu’on en juge : des milliers de kilomètres de sillons, recouverts d’un épais plastique noir, préalablement désherbés chimiquement, dans l’attente de plants de fraisiers produits en « milieu stérile », ce qui laisse les producteurs libres de réguler l’apport nécessaire en azote, en phosphore et en potasse. Une fois repiqués, les plants sont arrosés, en fonction de leurs besoins, par un système de goutte à goutte, maîtrisé électroniquement à partir d’une énorme cuve abondamment remplie d’engrais et de pesticides. Vous pourrez voir aussi, au moment de la récolte, des cars entiers qui déversent à Huelva une main-d’œuvre immigrée et précaire constituée pour l’essentiel de femmes qui, paraît-il, se montrent plus résistantes à la cueillette. Originaires d’Afrique, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est, mais surtout du Maroc, elles n’ont qu’un seul droit : celui de travailler en silence, avant d’être réexpédiées chez elles.

À défaut d’un voyage, je vous conseille d’attendre sagement que mûrissent les fraises françaises. Elles sont bonnes, parfumées, de saveur équilibrée, leur traçabilité est rassurante, leur saison plus longue. Tout cela grâce aux travaux de l’AOPN — regroupement de la plupart des fraisiculteurs français —, dont l’objectif est de fédérer les moyens humains et financiers pour mettre sur le marché une fraise française de qualité. D’autres associations de petits producteurs, des circuits commerciaux, des réseaux bio, tous manifestent leur volonté d’aller dans le bon sens, la saison, la qualité, le goût. Pour la fraise, la France n’est pas l’Espagne.

Examinons, maintenant, le cas de la tomate. Qui se souvient encore qu’elle mûrit traditionnellement de juillet à septembre ? Celui qui a la bonne idée de la cultiver dans son potager ! Car vous, vous ne vous étonnez plus depuis longtemps d’en acheter en janvier ou en novembre. Cela vous paraît sans doute normal. La tomate illustre parfaitement la perversité de la désaisonnalisation — expression barbare qui dit néanmoins bien ce qu’elle veut dire —, son histoire récente, édifiante, explique son affligeante médiocrité actuelle.

Jusque dans les années 1980, la tomate était cultivée en plein champ, de préférence dans les régions ensoleillées du Grand Sud.

Le productivisme, l’obligation de multiplier les cageots de tomates à l’hectare, les engrais, les pesticides, l’irrigation, les nouvelles variétés hyper-productives, et l’exigence des acteurs qui réclamaient des fruits solides, capables de résister, intacts dans les rayons et de supporter les aléas des transports, ont participé au dévoiement de la tomate. Voilà pourquoi, d’une plante ornementale, alors qu’il en existe des milliers, nous n’en retrouvons que cinq variétés environ, sélectionnées en fonction de leur apparence et de leur résistance.