Je me demande si vous avez conscience du fait qu’actuellement la tomate est presque plus vendue en hiver qu’à la belle saison, qu’elle n’est plus considérée comme un fruit, mais comme un légume. Si rien ne vous choque dans son évolution, si vous êtes heureux comme cela, et que son goût vous satisfait, rendez hommage aux ingénieurs agronomes qui ont inventé, créé, la long life. Chapeau bas ! Une tomate longue conservation, un phénomène génétique, capable de résister trois semaines sans pourrir. Imaginez la merveille, résistante aux maladies, capable de longs trajets sans moufter, son gène de non-maturation lui permettant de conserver son bel aspect pendant toute sa longue existence. Si elle flatte l’œil, elle ne risque en aucun cas d’affoler les papilles. Selon une étude américaine de l’université Rutgers, cette tomate contiendrait 200 fois moins de fer, 15 fois moins de magnésium, 5 fois moins de calcium, et 60 fois moins de manganèse qu’une tomate dite « conventionnelle ». Si vous n’avez pas de boules de pétanque sous la main, la long life peut faire l’affaire.
J’oubliais, elle n’est pas boudeuse sur le rendement : 600 tonnes à l’hectare. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que le plus grand lieu de production d’Europe se situe dans le sud de l’Espagne, à Almería, qui n’a rien à envier à Huelva : 25 000 hectares de plastique. Rassurez-vous, les usines à « tomates » sont également installées en Hollande, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne et en Bretagne, autant de régions bien connues pour la qualité et la durée de leur ensoleillement. Ça vous amuse ? Dans les serres, il n’y a plus de terre. Les pieds de tomate sont plantés dans un substrat hydroponique — un mélange de tourbe, laine de verre, fibres cellulosiques ou de noix de coco — capable de retenir l’eau chargée d’engrais, distribuée à la plante à sa demande. Technique qui va à l’encontre de tous les grands principes agronomiques connus et enseignés jusqu’à présent. Génial, non ? Plus besoin de faire tourner les cultures, l’assolement pour limiter la fatigue des sols : la tomate succède à la tomate, la fraise à la fraise, indéfiniment.
Lecteurs, si vous avez déjà mis les pieds dans un potager, ou goûté des tomates de plein champ, vous vous êtes sans doute aperçus que les formes et les couleurs des tomates ne sont pas toutes identiques, mais qu’en revanche, en fréquentant régulièrement les étals des marchands de fruits et légumes, vous avez constaté que, dans chaque variété, elles ont la même taille, la même couleur. Eh oui, pour accéder à l’alvéole d’une cagette, il faut être de même taille, et pour satisfaire l’esthétique, il faut avoir la même couleur. Vous êtes biscornue, abîmée, trop grosse, trop tachée, trop petite, trop longue, vous devez passer à la benne, vous êtes recalée, éliminée. Mais rassurez-vous, lecteurs, tous les fruits et les légumes subissent le même traitement.
Après cette évolution rapide entre la tomate de plein champ et les tomates industrielles, les ingénieurs ont trouvé une nouvelle arnaque pour vous avoir : la tomate branchée. Elle est arrivée partout et a envahi tous les étals. Ces tomates accrochées à des branches vertes sont d’abord venues de Sicile, puis de partout, puisqu’elles étaient cultivées selon les mêmes méthodes. Génial ! Sans vous pencher sur les étalages, ces tomates en branches exhalent un fort parfum, des notes de « fraîchement cueillies ». Après ce triomphe, il ne fallait surtout pas s’arrêter en si bon chemin — vous les aviez persuadés qu’ils pouvaient tout vous faire gober. Vous avez donc eu le droit à la tomate côtelée, pour vous rappeler la tomate de votre enfance, et à la tomate-cerise, friandise acidulée pour le goûter ou « l’apéro »… Faute de pouvoir jouer sur la couleur — la noire existe déjà, la jaune et la verte également —, qu’est-ce que les scientifiques sont en train de mettre au point ? Une tomate carrée, une tomate citrouille pour Halloween, une tomate œuf de Pâques… ?
Vous l’avez compris, la tomate n’a plus de nationalité, elle l’a cédée à l’une des marques commerciales : Savéol, Rougeline, Marmandise, Starline, etc.
Cependant, quel que soit le traitement qu’on lui fait subir, son origine, ou son mode de culture, la tomate peut avoir du goût si on ne la maltraite pas. Amusez-vous, si vous avez du temps à perdre, à la suivre le long de son périple. J’en ai fait l’expérience, un jour, chez Savéol, en Bretagne. J’ai mangé sur place avec beaucoup de plaisir une tomate goûteuse, élevée selon les principes modernes hydroponiques. Mais après la cueillette, dans une atmosphère de 10 °C, emballée, mise en cagette, elle pénètre dans un camion réfrigéré qui circule à 3 °C, premier choc thermique. Après un périple d’une journée, elle arrive sur une plate-forme de déchargement d’un grossiste d’un MIN (marché d’intérêt national) ou d’une grande surface, là, elle peut passer la journée sur du béton selon la température extérieure, entre -1 et +30 °C, deuxième choc. Elle est installée dans une chambre froide, 4–5 °C, troisième choc. Ensuite, le lendemain ou le surlendemain, présentation au client, 15–18 °C, quatrième choc. Et vous voudriez en plus qu’elle ait encore du goût, de la santé, du plaisir à donner ? Vous-même, vous n’y résisteriez pas. Vous seriez couché avec une fluxion de poitrine, bourré d’antibiotiques… Elle a déjà eu sa dose, ça n’est pas rassurant pour autant.
Quant à la pomme, on en a compté jusqu’à 3 000 variétés sur notre sol. En 1947, il en restait 580, et même si, aujourd’hui, les Français en consomment encore plus de 20 kg par an, une trentaine seulement sont exploitées sur notre territoire. Qui se souvient encore des court-pendue, calville, et belle de mai ? Imaginez le kaléidoscope de parfums, la mosaïque de saveurs… Notre patrimoine n’existe plus. Dilapidé par souci de rentabilité. Nos vieilles espèces étaient capricieuses, elles ne produisaient qu’une année sur deux. Les pommiers avaient la sagesse de se reposer, de s’accorder un répit pour donner de meilleurs fruits. Les marchés de masse détestent ce type de comportement. Ils exigent des fruits calibrés, robustes et sans défauts. Le goût ? Accessoire ! Prenons l’exemple de la golden. Née en 1880, dans les vergers de Messieurs Anderson et Mullins, elle débarque chez nous dans les années 1950. En 2008, sa production est estimée à 541 milliers de tonnes, 580 000 en 2011. Comble de la gloire, la golden du Limousin obtient, en 2004, une appellation d’origine contrôlée, et une AOP en 2005. Les Français en raffolent. Les producteurs ont négligé un détail : comme tous les fruits, elle n’exprime son potentiel que si elle est plantée dans un terroir adéquat. Installée n’importe où, elle s’affadit, se fait banale. Même si elle est bon marché, le consommateur finit par se lasser, et année après année, sa part de marché recule. Elle se fait tailler des croupières par la granny smith. Une émigrée, elle aussi, australienne. Arrivée en France, en 1952, la peau mouchetée, saveur sucrée-acide, elle avait de quoi séduire les papilles les plus difficiles. Elle aurait pu gagner sur tous les tableaux, mais cette granny smith avait deux exigences : un terroir adapté et au moins cent quatre-vingts jours d’ensoleillement par an. Mais comme la golden, la granny smith fut dévoyée, plantée en dépit du bon sens sur l’ensemble du territoire, cultivée de manière intensive, récoltée avant maturité, et stockée plusieurs mois dans des chambres froides. Sa réputation s’effondre, elle devient une pomme acide comme du vinaigre, dure comme du béton.
Les vergers ont subi une révolution industrielle. Imaginez deux mille arbres au garde-à-vous sur un hectare, alignés, taillés en palissade, la tendance était prête. Double ration d’ammonitrate et de potasse à tous les repas et de l’eau à volonté. À ce régime, on atteignait 60 tonnes de fruits à l’hectare. C’était oublier les ennemis qui attendaient en embuscade : la tordeuse de la pelure, d’abord, le carpocapse, le puceron cendré, et pour finir la redoutable araignée rouge ; en arrière-garde, deux champignons particulièrement maléfiques : la tavelure et l’oïdium. Les prédateurs furent en partie éradiqués par une pluie assassine de pesticides. En 1998, les fonctionnaires du ministère de l’Agriculture ont dressé un bilan effarant : vingt-sept attaques de pesticides en moyenne par saison, trente-six dans les vergers de plus de 50 hectares. Enfin, on change les systèmes de défense, et on découvre les vertus de la lutte biologique raisonnée. Il était temps !