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Nos arboriculteurs cocoricotaient, prétendant leur position inexpugnable. Les pays de l’hémisphère Sud ont vite compris, ils plantèrent également des vergers de granny smith et de golden, et, très vite, des pommes du Chili, d’Argentine, d’Afrique du Sud et de Nouvelle-Zélande débarquèrent en France pour concurrencer nos médiocres fruits. Plombée par le poids de la fiscalité sociale, la France avait perdu. Les consommateurs trouvèrent des fruits homogènes, du 1er janvier au 31 décembre, et ils étaient contents. Avec le décalage, les pommes étrangères arrivaient dès les premiers jours du printemps, en même temps que les nôtres qui, pour leur part, débarquaient de leurs chambres froides après plusieurs mois passés dans une atmosphère saturée en gaz carbonique. Tout était au même prix. La pomme est devenue un fruit mondialisé, sans saison ni terroir fixe, cultivé de part et d’autre des tropiques, sans goût, ni personnalité. Les variétés se croisèrent à qui mieux mieux, et on vit défiler sur nos étals des nouvelles variétés : Idared, Pink Lady, Fuji, Honey Crunch… Toutes ces tentatives assurèrent définitivement la disparition de nos pommes françaises.

Le danger du couple infernal mondialisation-marketing est qu’il sécrète le totalisme alimentaire pour étouffer et tuer la diversité des terroirs et notre liberté de choix. Il est promesse de papilles anesthésiées, chloroformées. C’est bien le moment d’entrer en résistance et d’aider l’Association nationale des Croqueurs de Pommes, qui se bat pour la sauvegarde de vieilles variétés.

Faut-il faire la liste de tous ces fruits au goût perdu ? Ils sont nombreux. Encore un ou deux exemples pour vous encourager à faire preuve de vigilance.

L’ananas : sa culture s’appuyait sur une économie paysanne, celle des agriculteurs ivoiriens, propriétaires de quelques hectares, qui vendaient leurs récoltes à des exportateurs, mais très vite le prix du transport est devenu supérieur à la rémunération du paysan, aussi la logique économique s’est inversée. Ce n’est plus la maturité du fruit qui décide de la date de la récolte, mais le jour du départ du bateau. Mûr ou pas, l’ananas est cueilli et expédié. Deux jours avant la récolte, les fruits sont aspergés avec de l’ethrel — une substance à base d’éthylène —, qui leur donne bonne mine, sans que le cœur du fruit évolue. L’ananas restera vert. En Amérique du Sud, la production d’ananas est sous la coupe de la multinationale Del Monte, qui a trouvé une nouvelle variété, le MD2. Du pur marketing : un fruit aguichant, tape-à-l’œil, chair dorée, peu parfumée mais juteuse, sucrée et sans acidité, un ananas consensuel. Cette multinationale maîtrise à la fois la production et le transport. L’opération MD2 met en coupe réglée la fragile économie ivoirienne.

La banane : rien à voir avec une bluette romantique au son du ukulélé, plutôt un thriller politico-économique avec en toile de fond la mondialisation, le marketing, la désaisonnalisation et la célèbre PAC (politique agricole commune). Vous imaginiez que la banane était un fruit pacifique par nature, gentil sex-symbol à ses heures ? Pas du tout ! Elle est l’objet d’une guerre sans merci, entre l’Europe et les États-Unis, plus précisément entre la France et trois multinationales : Del Monte, Chiquita et Dol. Ces trois entreprises représentant les plus gros producteurs de bananes du monde, se partagent un marché de 8 à 10 milliards d’euros. Leur « banane dollar » est dopée comme un athlète soviétique : régime intensif — irrigation, engrais, pesticides, hormones de croissance. Elle se présente sous une enveloppe jaune uniforme, 20 cm de long, 5 cm de diamètre. Un phénomène de foire. Sauf que, déshabillée, elle déçoit ; sans arôme ni saveur, pâteuse, elle colle au palais, aux gencives, avant de s’écrouler sur l’estomac. Nos bananes françaises de Martinique ou de Guadeloupe mûrissent sur pieds, et, mangées sur place, sont des fruits exceptionnels. Destinées à l’exportation, pour affronter le transport par bateau à plus de 1 000 kilomètres de l’exploitation, elles sont cueillies vertes. À ce stade, elles ne sont qu’un concentré d’amidon, immangeable, âcre, et insipide. La banane martiniquaise, sitôt récoltée, subit un traitement frigorifique qui la plonge dans un demi-sommeil ; la « banane dollar », essentiellement sud-américaine, étouffe dans un sac en plastique pour voyager en apnée. Deux types de réanimations, pour deux types de bananes : les premières se réveillent doucement à température ambiante, 15–16 °C, en respirant, pour déclencher le mûrissement, un mélange d’azote et d’éthylène, qui transforme l’amidon en sucre. Dix jours plus tard, elle est mûre, développe de la saveur et des arômes. L’autre méthode pratiquée par un maître saboteur ne s’embarrasse pas de temps. La « banane dollar » est introduite dans une chambre de mûrissement transformée en autocuiseur — c’est le terme employé —, on monte la température, on pousse le gaz, il lui faut soixante-douze heures pour être jaune à l’extérieur, à l’intérieur, rien.

Jusqu’à une époque récente, une grande partie de l’Union européenne était interdite à ce fruit médiocre. D’année en année, les offensives des multinationales auprès de la communauté se firent plus pressantes, à coup de subventions aux producteurs de la zone ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) et d’abandon de la préférence communautaire, en 2006, le marché était libre. La « banane dollar » pouvait circuler librement, le renoncement européen était total !

La litanie sur les désastres accumulés sur les fruits et les légumes peut s’allonger, peu ont été épargnés, heureusement, il y a quelques poches de résistance, nous allons y revenir.

En 2011, la France a produit 8,4 millions de tonnes de fruits et de légumes — 3 millions pour les fruits, 5,4 millions pour les légumes. Nous nous situons au troisième rang en Europe, assez loin derrière l’Italie et l’Espagne, mais au premier rang pour les pommes de terre, avec 7 millions de tonnes, dont 11,5 % sont destinées aux industries de transformation. Ces chiffres ne nous permettent pas de nous réjouir car la surface consacrée aux fruits et aux légumes ne représente que 2 % de la surface agricole utile française. Nos principales zones de production sont l’Ouest (Bretagne et Val de Loire), le Sud-Est (Rhône-Alpes et Provence), et le Sud-Ouest (Aquitaine et Midi-Pyrénées). Constatons avec tristesse que d’année en année le nombre de producteurs baisse, tout comme les surfaces cultivées. Les variétés des végétaux ne sont pas renouvelées, encourageant la standardisation des productions. Rien de quoi attirer les jeunes candidats en ces métiers contraignants. Faute de repreneurs et de diversification, les petites exploitations sont englouties dans des structures toujours plus grandes, produisant à grande échelle dans des surfaces hors sol. Ces regroupements débouchent sur une normalisation et une rationalisation des produits, toujours plus fades et sans consistance. Pas de quoi les attirer !

Les Français avalent encore 160 kg par an et par ménage de fruits et de légumes, le chiffre ne tient pas compte de la pomme de terre. Mais ce chiffre est en baisse de 10 %. Cette baisse des produits frais est remplacée par des fruits et des légumes de la quatrième gamme — des fruits et des légumes frais, non cuits, prêts à l’emploi, lavés, prédécoupés, emballés, sous film plastique. Est-ce que l’inventeur de ce système, un marchand de légumes de Saint-Lô, en 1982–1983, était vraiment motivé par le désir d’offrir un service à la clientèle ? J’ai des doutes. D’autant que, à cette époque, le directeur du très sérieux Institut supérieur de l’alimentation n’hésitait pas à affirmer : « On prend les consommateurs pour des bœufs, la quatrième gamme, c’est de l’ensilage. » L’ensilage, pour les lecteurs peu versés dans les techniques fourragères, est une méthode de conservation qui consiste à mettre les fourrages verts dans les silos. Pour vous donner une idée précise de son intérêt, je me permets de préciser que ces nourritures sont interdites aux vaches laitières qui produisent des fromages AOC. Est-ce que ma réserve est assez claire ?