Le lait a un prix très volatil. Les éleveurs en colère, qui déversent leurs productions devant les préfectures, le ministère de l’Agriculture ou les rues de la capitale, en témoignent. Depuis les quotas, le cours du lait est implacable. Prenons un exemple, celui de Senoble, l’un des plus gros fabricants de yaourts en MDD (marque de distributeur). Il produit des tonnes de yaourts, de très gros volumes, vendus à des marges très courtes, mais comme il faut bien adapter ses prix de vente en fonction du prix du lait, les prix de revient — et par conséquent les marges — sont bousculés. Ces distributeurs veulent bien baisser les prix, mais les augmenter relève du non-sens pour eux. La seule solution pour Senoble est de payer le lait moins cher aux producteurs qui, eux, s’y refusent. Conséquence, il a été obligé de vendre à Agrial, une importante coopérative laitière. Le problème ne changera pas, on précise en coulisse : « À chaque fois que le privé vend à la coopérative, c’est que le secteur devient moins bon. » On peut effectivement imaginer que, dans un premier temps, la coopérative va tirer facilement une baisse de prix à ses producteurs. On criera victoire et on prétendra avoir bien fait de ruiner en partie un industriel. Mais comme souvent, on n’anticipe pas, il est probable qu’à terme toute la chaîne yaourt baisse en valeur, que la part du chiffre d’affaires chute, et par conséquent que les industriels n’investissent plus et n’innovent plus. On recherchera alors des matières premières à bas prix. Imaginons le pire, on fabriquera des yaourts ailleurs avec du lait en poudre (comme cela se fait déjà) et on les importera. Senoble n’a pas résisté, dommage, il faisait du bon travail.
On peut se demander raisonnablement pourquoi, quand les marchés sont en forte croissance, tout le monde produit sans frein, les industriels foncent tête baissée, entraînant dans leur sillage les agriculteurs endettés.
Consommateurs, on vous propose des prix bas, attrayants, utiles souvent quand votre bourse est vide, mais les produits à prix trop bas sont souvent fabriqués avec de la merde, voilà comment vous en mangez.
Le yaourt
Le yaourt a une image rassurante pour les consommateurs, c’est un produit sain, authentique, et pourtant le yaourt cache bien son jeu. Chacun sait que sa recette est millénaire, artisanale, mais que maintenant il se fabrique à l’échelle industrielle. Tout comme le lait, il est d’apparence simple : tout ce qu’il faut pour exciter le marketing et l’industrie agroalimentaire. Les Français ont mis longtemps à y prendre goût. Pendant des siècles, ils ont méprisé, ignoré le yaourt, pour en faire en trente ans un produit de masse, une référence incontournable du panier de la ménagère. En France, la consommation des yaourts est passée de 4 kg en moyenne, par habitant, en 1966, à plus de 21 kg, aujourd’hui. Les produits pouvant prétendre à une croissance à deux chiffres sont rares. Comment en est-on arrivé là ? Tout d’abord, le yaourt a su se diversifier, innover, et surtout communiquer. Le PNNS (Programme national nutrition santé) ne nous assène-t-il pas qu’il est « recommandé de consommer du lait et des produits laitiers trois fois par jour » ? La surproduction du lait est telle qu’il faut bien écouler les stocks ! Quand la consommation se développe, que tous les voyants sont verts, les industriels foncent tête baissée. Ils investissent bien au-delà de leur capacité, en espérant que le marché suivra, sans s’imaginer ni se soucier que les lendemains peuvent déchanter. Aujourd’hui, en France, il y a 300 000 tonnes de surcapacité de production de yaourts.
Après avoir réussi un bond foudroyant, comme nous l’avons vu ces dernières années, la consommation des yaourts stagne, et les innovations fléchissent. Mais personne n’a l’air de se demander pourquoi les ventes ralentissent. Non, personne n’avoue qu’en matière de yaourt on s’est bien moqué du consommateur, on lui a fait avaler n’importe quoi, et même davantage.
Le coup des « enrichis » avait bien fonctionné pour le lait, il n’y avait donc pas de raisons de ne pas le tenter pour les yaourts. Les yaourts au calcium ont fait florès. Tout le monde sait que notre organisme a besoin de minéraux pour vivre, et notamment de calcium. Alors, pour crédibiliser le yaourt au calcium, rien de mieux que de faire appel à des cautions scientifiques. Ça fait sérieux, honnête, et le gogo doit pouvoir mordre à ce gros hameçon. Les nutritionnistes — évidemment payés par la filière — se gardent bien de préciser qu’on trouve du calcium dans les légumes, notamment ceux qui sont issus de la famille crucifère (brocolis, choux de Bruxelles, etc.), ni que 100 grammes de choux chinois apportent plus de calcium qu’un verre de lait. L’opération yaourt-calcium est bien montée, d’autant que certains directeurs scientifiques de l’AFSSA (Agence française de sécurité sanitaire des aliments), devenue l’ANSES (Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation), font partie du conseil scientifique de Danone. On peut considérer que tout cela est bénin, et qu’après tout, si on mange trop de yaourts au calcium, il n’y a pas de drame. Mais le matraquage argumentaire jette le doute sur un produit dont les qualités sont indéniables. Les procédés de fabrication, tout au moins en France, sont très bien maîtrisés.
Du yaourt au calcium, passons au yaourt aux fruits. Il est évident qu’on peut se faire plaisir en mangeant un yaourt aux fruits : en achetant un yaourt neutre et en rajoutant de la confiture maison ! Mais si vous voulez absolument consommer des yaourts aux fruits industriels, soyez vigilant, lisez les étiquettes, et sachez qu’en général les fruits arrivent du Portugal ou de Grèce sous forme de confitures ou de fruits surgelés. En effet, on introduit d’abord la confiture ou les fruits dans le fond du pot et le yaourt par-dessus, jusque-là, c’est normal, mais les confitures sont médiocres et les fruits cueillis bien avant maturité sont sans goût. Quelques arômes rectifient bien le parfum de fruit. L’important c’est le marquant, autrement dit les morceaux de fruits. Le consommateur doit faire le rapprochement entre la photo imprimée sur le pot et le contenu. Si vous lisez les étiquettes, là vous constatez que, selon les marques, le pourcentage de fruits ou de confitures varie : 7 % pour le bas de gamme, 20 % pour un produit plus noble. Ne cherchez pas trop à faire la différence entre un produit de marque nationale et un produit MDD (marque de distributeur), il n’y a de vraie différence que sur les premiers prix. Entre les produits standard et premium, pas de différence, d’autant qu’ils sont fabriqués dans les mêmes usines, dans un même espace, et qu’en général seule l’étiquette du distributeur change. Les recettes aussi, quelquefois un peu plus de sucre par-ci, moins de fruits par-là, mais les matières premières et les procédés de fabrication restent les mêmes. Ne vous imaginez pas que le monde du yaourt est un monde merveilleux ; il y a de l’arnaque, et c’est vraiment au rayon des allégés et minceur qu’elle est peut-être la plus patente.