Comme ces arômes artificiels n’existent pas dans la nature, ils sont considérés comme des additifs. Pourquoi des additifs ? Parce qu’on présume qu’ils sont sans risque pour la santé puisqu’on n’en consommerait que d’infimes quantités, environ 15 grammes par an et par personne.
Tout cela ne serait pas bien grave si l’industrie agroalimentaire, en faisant la part belle aux arômes artificiels, ne détournait pas les consommateurs du goût originel au profit d’un goût plus standardisé. Une claque pour la nature même des produits. Vous pourriez affirmer que dans la cuisine aussi on ajoute des aromates, des épices, des herbes dans une préparation. Souvent trop, d’ailleurs. En cuisine, on oublie aussi qu’un plat réussi, c’est d’abord un produit naturel, assaisonné d’un seul aromate ou d’une seule épice se mariant idéalement avec le produit de base. Rappelons, pour mémoire, que la cuisine n’a rien à voir avec l’art militaire : le camouflage.
L’arôme chimique est le centre des préparations à l’échelle industrielle. Pas seulement les arômes, puisqu’on arrive aussi à remplacer les matières premières. Ainsi, dans un yaourt à la pêche, il n’y a pas un gramme de fruit. Il est simplement plus cher, nettement plus cher qu’un yaourt nature. Au risque de me répéter, je maintiens qu’il vaut mieux acheter un yaourt nature et ajouter un vrai fruit, de la confiture ou du miel.
Les arômes artificiels sont les baguettes magiques de l’agroalimentaire. Faciles à stocker, ils permettent de s’affranchir de la conservation et des aléas de la nature. De plus, comme nous le verrons au chapitre des fruits et des légumes, on cueille les fruits avant maturité, on les conserve au froid, pour les installer sur les étals à contre-saison ou, au mieux, à la saison. Ces arômes synthétiques, disponibles toute l’année, permettent de reconstituer tous les goûts, et pas seulement ceux des fruits, mais aussi ceux des poissons, des crustacés, du rôti de bœuf ou du cassoulet. Ces ersatz habituent les consommateurs, et malheureusement le plus souvent les enfants, à des goûts standardisés, identiques, pour mieux les détourner des saveurs subtiles et variées des produits naturels.
Les fromages
Les fromages, question arômes, ne sont pas en reste. Là encore, vous pouvez vous laisser avoir, et imaginer que le salers est systématiquement fabriqué avec le lait du troupeau de vaches salers. C’est vite oublier que cette magnifique bête à cornes, qui tend à disparaître, est délicate et sensible, qu’elle n’accepte de donner son lait qu’en présence de son veau et que sa méthode de traite est particulière : elle répugne à la machine. Actuellement, seuls cinq producteurs de fromage de Salers sur quatre-vingt-dix travaillent à l’ancienne. Rétablissons la vérité. L’admirable fromage salers est fabriqué majoritairement à partir de vaches laitières, et malheureusement, il s’agit des fameuses Prim’Holstein. Je viens sûrement de casser le mythe. Je le regrette. D’autant que le fromage est bien davantage qu’un aliment : un symbole de la gastronomie française. N’oublions pas que la France prétend pouvoir présenter le plus grand « plateau de fromages » au monde, avec plus de mille spécialités provenant de son sol. Selon les dernières études, le fromage remporte la palme des produits laitiers « les plus aimés des Français », une sorte de gloire nationale. Imaginez que, en 2007, 92 % des Français consommaient au minimum un fromage par semaine, soit environ 24 kg par an et par habitant. Apparemment des bonnes nouvelles dont on ne peut que se réjouir. Mais quels fromages évoque-t-on ? En 2011, quatre ans plus tard, la star du panier de la ménagère est devenue l’emmental, 258 553 tonnes. Un fromage suisse. S’il n’était que suisse ! L’emmental a débarqué en France dans les années 1950, raflant la mise pour se hisser au premier rang des fromages les plus consommés de l’Hexagone, devant l’emblématique camembert. Malheureusement, ces deux fromages sont des appellations qui n’ont jamais été juridiquement protégées et, en 2004, nous voilà bien obligés de constater que 40 % de la production française est bretonne. Oui, vous avez bien lu, presque la moitié de l’emmental vendu en France est français, il est même breton. Ce qui a permis à la Bretagne de revendiquer une identité locale pour ses fromages. Or, l’emmental et le gruyère, deux fromages différents, sont bien d’origine suisse, et avant tout des fromages de montagne. Ils ont toujours été fabriqués dans les alpages, où le lait abondait au printemps et en été. L’Emmentaler a perdu son terroir et son âme quand il est arrivé en France. La confusion entre le gruyère et l’emmental est malheureusement très vite entrée dans les mœurs et sa production, sous le nom fallacieux de gruyère, s’est rapidement étendue à la Savoie, à la Franche-Comté, à la Lorraine, à la Bourgogne, à la Champagne, au Centre et, bien sûr, à la Bretagne[1]. L’emmental doit son expansion géographique à sa capacité à éponger les excédents laitiers : une meule, mille litres de lait. L’Allemagne, la Finlande, l’Autriche, l’Irlande, et même le Danemark, ne se privent pas non plus d’en fabriquer. Où les Holstein pissent le lait, l’emmental joue les serpillières. Vous dire que son élaboration s’est dégradée est un euphémisme, les industriels ont la plupart du temps réduit l’affinage à quarante-deux jours alors qu’en Suisse on considérait que plusieurs mois étaient nécessaires pour donner son caractère à ce fromage. Quarante-deux jours, n’est-ce pas un peu trop pour fabriquer de la merde ? Alors les industriels ont inventé l’affinage sous plastique. L’emmental mûrit plus vite et, surtout, il ne perd pas de poids. Mieux encore, il ne forme pas de croûte. Il a fallu attendre le décret du 30 décembre 1998 pour interdire l’affinage sans croûte. Qu’importe, on la supprimera pour le présenter en parts découpées en forme de parallélépipèdes, tranches régulières, bonheur des fabricants de croque-monsieur et de sandwichs industriels.
Vous l’avez voulu, puisque vous l’achetez ! Ne vous étonnez pas que le résultat soit insipide, caoutchouteux, sans onctuosité ni goût. Il n’est pas fabriqué pour des amateurs, juste pour séduire une clientèle avide de produits aseptisés et standardisés. Pour les marketeurs, l’emmental doit se consommer le matin, le midi, au goûter, le soir, en dés à l’apéritif et, cerise sur le fromage, en râpé. 50 % de la production du fromage d’emmental se consomme sous forme de râpé. Un fromage ? Un ingrédient ? De la saloperie sur les pizzas et les gratins.
Autre fleuron de nos génies fromagers, le camembert. Lui aussi dévoyé par l’industrie. Il est contrefait dans toutes les régions de France, mis en conserve aux États-Unis, en Australie et au Danemark. Ce fromage d’origine normande a subi les pires humiliations. La production nationale tourne autour de 100 000 tonnes. Mais seuls les camemberts au lait cru AOC (Appellation d’origine contrôlée) peuvent bénéficier de l’étiquette « camembert de Normandie, fabrication traditionnelle au lait cru avec moulage à la louche ». Seulement 10 000 tonnes de fromages sont vendus sous cette appellation. Il a fallu une bataille de dix ans pour maintenir l’appellation, car les industriels prétendaient que le lait pouvait être pasteurisé ou thermisé. La lutte fut longue pour éviter la perte d’identité du camembert. Grâce au combat de Michel Barnier, le décret est paru au Journal officiel, le 18 septembre 2008 : seul le camembert de Normandie AOC a le droit à l’usage exclusif du lait cru.
Ces deux exemples ne sont malheureusement pas les seuls et, sans vouloir instruire un procès contre cette surenchère marketing, il est de notre devoir de mettre en garde les consommateurs contre l’inquiétante dérive des fromages traditionnels. Plutôt que d’ancrer leur caractère dans le terroir, ils prennent la fâcheuse tendance de souscrire au nivellement par le bas insufflé par l’industrie. Les bries, chèvres, fromages fondus, coulommiers, tous suivent le même chemin. Où est donc passé notre plateau de fromages à la française ? Nos fromages qui puent, si vantés, recherchés, accepterons-nous de les voir relégués au rang d’antiquité alimentaire ? Rien n’est impossible si l’on en juge par les comportements. Même le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière affirme que la tendance fromagère va vers « des produits à saveurs douces et crémeuses ». Rien n’a changé, finalement, cela évolue, et dans le mauvais sens. On s’est entendu dire « ce n’est pas le camembert qui a changé, ce sont les gens… ». Les nouvelles générations, adeptes du prêt-à-manger et du snack, s’éloignent du fromage, dont elles ne savent plus juger du degré d’affinage. Cette réflexion d’un dirigeant d’un groupe laitier ne nous a pas échappé : « Les clients ont de plus en plus envie de produits immédiatement consommables. » Ces industriels semblent oublier que le fromage, même pasteurisé, fabriqué avec du lait de Holstein gavée d’ensilage de maïs, demeure un produit vivant, qui évolue jour après jour. Il faut reconnaître que le nombre des crémiers-fromagers dignes de ce nom ne dépasse pas la cinquantaine sur tout le territoire. Heureusement, des jeunes reviennent, s’installent, vont vers l’excellence, revendiquent même de passer les examens de meilleurs ouvriers de France (MOF). Il y en a parmi ces rescapés du goût et de la qualité. Mais la majorité des achats de fromages s’effectue dans la grande distribution, comme beaucoup d’autres produits alimentaires. Or, même si cette voie de distribution ne sied pas trop au fromage, la plupart des enseignes, outre leurs rayons de fromages à la coupe, défendent quelques appellations d’origine contrôlée. Pas toutes, ceux des appellations les plus célèbres : brie, saint-nectaire, cantal, roquefort, bleu des Causses, etc. Le vrai fromager a ses caves d’affinage, or l’affinage est l’étape essentielle pour transformer le caillé insipide en une pâte savoureuse, exaltante et développant ses arômes. Les fromages s’affinent avec le temps. De plusieurs semaines à plusieurs mois. L’affinage intervient sur deux éléments : la croûte et la texture intérieure, et, bien évidemment, dans les GMS (grandes et moyennes surfaces), il n’y a pas de caves d’affinage, les produits sont stockés le soir dans une chambre froide qui naturellement stoppe la maturation, pour être ressortis le lendemain matin et être installés sur un étal réfrigéré. Ces traitements ne permettent pas l’amélioration, mais un effort est fait. Saluons-le ! Il permet à des clients curieux de découvrir autre chose que des fromages aseptisés et a le mérite d’assurer aux producteurs qui s’obstinent avec courage à la fabrication des AOC de maintenir un chiffre d’affaires non négligeable. C’est peu, mais les fromages AOC, les fromages des amateurs, ne représentaient en 2004 que 13 % de la consommation totale. Voilà un élément qui permet en partie de tordre le cou à l’affirmation fausse que la grande distribution étrangle ou tue l’artisanat. En étant très objectif, il faut reconnaître que, sous la pression de l’industrie de standardisation des goûts, les producteurs de fromages ont dû abandonner certains usages jugés peu rentables au profit de méthodes plus intensives, quitte à prendre le risque de brouiller les cartes entre l’artisanat et l’industrie. Un exemple : le cantal. « 90 % du cantal est pasteurisé, même les Cantaliens ne le savent pas ! » C’est Sébastien Barrés, détaillant fromager à Aurillac, qui le confesse, en ajoutant : « Il y a cinquante ans, il n’y avait pas un pied de maïs dans le Cantal, aujourd’hui on ne voit que cela. Il en faut pour nourrir les vaches à l’ensilage, c’est regrettable car la flore auvergnate est si riche. » Il va même plus loin, en déplorant que les fromages du Cantal soient fabriqués à partir du lait de la Prim’Holstein, goinfrée à l’ensilage de maïs, aux tourteaux de soja (importé et OGM) et de colza, plutôt qu’à l’herbe.
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La confusion est née du fait qu’en France le gruyère a longtemps désigné la famille des pâtes pressées cuites : gruyère de Comté, gruyère de Beaufort, et gruyère d’emmental.