La pasteurisation affecte plus d’un tiers des fromages AOC. Difficile de revendiquer le terroir pour ces produits-là, ce serait duperie. N’oublions pas que la pasteurisation détruit toute la micro-flore, qui offre au fromage ses particularismes et ses arômes spécifiques durant la fermentation. S’il n’y avait que cela ! Ce serait oublier l’usage des colorants sur certains fromages. L’ossau-iraty se présente le plus souvent avec la croûte bariolée au caramel et au rocou (E160b, obtenu par solvant à partir des graines du rocouyer, un arbuste qui provoque des allergies). Autre chose, le caillé congelé ; certains y ont recours pour lisser la production de fromages de chèvre sur toute l’année. En général, les chèvres sont taries après le 15 décembre, elles ne produisent donc plus de lait. Embêtant. Comment faire ? Le caillé s’égoutte dans des sacs ; une fois qu’il est égoutté, il suffit de le mettre au congélateur. Ainsi, on aura toujours un stock de caillé pour assurer la production des fromages. C’est oublier un peu vite que le caillé est fragile : si la température ne descend pas à cœur très vite, il est foutu. Quelle importance si le caillé est gorgé d’eau, difficile à travailler, et que le résultat n’est pas fameux ? Ce qui compte, c’est de présenter un rocamadour à Noël, bon ou mauvais. « Il est bon, une fois sur trois », se lamente Sébastien Barrés ; il n’y a rien de mieux pour tuer un produit. Il serait injuste d’oublier une autre méthode pour tuer le fromage : lui fabriquer un ennemi totalement identique. C’est ce qui est arrivé à tous nos grands bleus, roquefort, bleu d’Auvergne, bleu des Causses, etc. Inutile de chercher un terroir, une légende, juste de la technologie, du marketing. Exemple, le Saint Agur. Il est apparu sur les étals en 1988. Son but : plaire au plus grand nombre, séduire la nouvelle génération qui redoute les sensations fortes. Ce fromage a nécessité trois années d’intenses recherches. Il est fabriqué avec du lait de vache, dans une usine française, mais qui aurait pu être implantée à Chicago, Berlin, ou Stockholm, il offre le même profil organoleptique 365 jours sur 365, peu importe le climat, la ration alimentaire de la vache, ou… l’humeur du chef de fabrication. « Ce n’est même pas un mauvais fromage », commente notre fromager, « c’est une copie parfaite. » Il a l’apparence du roquefort, le goût du roquefort pour certains néophytes. Mais ce n’est pas du roquefort. Il fond et glisse dans la bouche sans éveiller les sens, disparaît dans l’estomac sans même taquiner le palais, il est lisse, fédérateur, consensuel. Il a rencontré une célébrité fulgurante dès sa mise en place. D’autant qu’il est moins cher que l’AOC qui lui sert de référence. Il est facile à trouver en libre-service dans les grandes surfaces, se conserve très bien dans sa barquette en plastique. Convenons, du bout des lèvres seulement, qu’il s’agit là d’une réussite industrielle indéniable. Difficile pour le roquefort, qui a dû lui abandonner en quelques saisons des parts de marché significatives. Le roquefort est plus subtil, plus complexe, mais comment résister à cette concurrence presque déloyale ? Les bleus, les persillés y parviennent encore, mais jusqu’à quand…
L’autre triomphe de la standardisation : le Caprice des Dieux. Né dans les années 1950, ce fromage « au cœur fondant » est une des stars des linéaires, mais pas seulement. Il a également le gîte et le couvert chez le fromager. Comment se passer d’un fromage qui se vend tout seul, un fromage au procédé si ingénieux qu’il conserve la même texture sans s’affiner avec le temps ? Son procédé de fabrication est tellement habile que si ça continue on va probablement lui décerner une AOC ! Le camembert, qui est supposé être son concurrent, ne peut même pas rivaliser : AOC ou pasteurisé, il coule au bout de deux jours à la maison. Si la France a toujours été le pays des bons fromages au lait cru, il reste difficile, face à ces fromages ovales, de faire payer aux consommateurs un surcoût pour des produits dont le label AOC ne garantit pas toujours la valeur ajoutée.