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Heureusement, quelques AOC tirent leur épingle du jeu.

Le comté fait partie de ces appellations qui comptent cette poignée de producteurs très à cheval sur les contraintes de l’AOC. Un modèle du genre pour la plupart des professionnels, et une valeur sûre dans le panier de la ménagère. Le comté est sûrement l’appellation qui exige de ses producteurs de lait d’aller plus loin que les exigences de l’appellation. Le cahier des charges interdit l’ensilage et les OGM, la race des vaches est montbéliarde ou simmental, d’origine française (un groupe laitier industriel a tenté une percée dans le Jura avec des Prim’Holstein : les laiteries ont refusé le lait). On fait du comté avec du lait cru, rien d’autre, et les vaches sont contraintes au pâturage six mois de l’année. Aucune ne s’est plainte, les consommateurs non plus. Ces mesures ont été qualifiées de « courageuses », elles sont réalistes. Et ça paye, puisque le comté a conquis la première place sur le marché des AOC : 58 114 tonnes en 2011, grâce à une filière solidaire, organisée de la production à la communication. Dans le comté, on ne nous en conte pas !

Autre succès, l’AOC Laguiole. Il y a une vingtaine d’années, personne n’aurait parié sur le renouveau de cette appellation, et pourtant, quel succès ! Grâce à l’énergie et à la volonté d’un homme, Monsieur Valadier — il mérite la reconnaissance de toute la profession. Il a consacré sa vie au sauvetage de l’aubrac, magnifique race de vache en voie de disparition. Les bêtes sont obligatoirement nourries à l’herbe afin de produire le lait le plus aromatique possible. La coopérative, pour inciter les producteurs à stocker du foin séché, leur verse une prime. Maintenant, la production du fromage et l’ensemble du terroir sont valorisés. Il ne s’agit là que d’une micro-production, et leurs méthodes sont difficilement applicables dans les appellations de grande consommation, mais la preuve est faite qu’avec de l’énergie, de la solidarité et de la passion, tout est possible.

Une autre AOC auvergnate affiche un bon moral : le saint-nectaire. Comme le comté, le camembert et quelques autres, le saint-nectaire est un fromage emblématique dans le cœur des consommateurs. Son origine remonte au début du XVIIe siècle, et il a connu la table de Louis XIV grâce au Maréchal de France Henri de La Ferté-Senneterre. Son avenir semble plutôt radieux, sous réserve que l’administration ne se montre pas trop tatillonne. La crainte d’un producteur : « Qu’on ne nous ponde pas une fois de plus de nouvelles réglementations. Trop de règles tue la règle. » Il ajoute : « C’est comme si on voulait faire disparaître les fromages fermiers au profit des fromages de substitution… » On peut comprendre son inquiétude car il existe deux saint-nectaires : un laitier et un fermier. Le laitier est un produit industriel fabriqué à partir de laits de provenances diverses, et pasteurisé. Dès l’instant où un lait est pasteurisé, les germes sont tués, il faut donc compenser avec des germes artificiels. Adieu la typicité, la personnalité ! Ce fromage laitier a le même goût, quel que soit le fabricant. Le second saint-nectaire, le fermier, est, comme son nom l’indique, fabriqué à la ferme, deux fois par jour, à base de lait cru, après les traites du matin et du soir. Chaque fromage a son identité, son goût propre, sa spécificité. Il est vrai que si les pouvoirs publics ou l’INAO (Institut national des appellations d’origine), qui en dépend, décidaient de changer la réglementation dans le mauvais sens, nous aurions encore perdu un fromage. On sent poindre l’inquiétude chez les producteurs fermiers. La pasteurisation risque de tuer la production fermière et les fromages au lait cru, et d’ouvrir une voie royale à la standardisation des AOC. Que sont devenues l’identité fermière, la spécificité de chaque ferme ? Leur lait est noyé dans la masse et la laiterie homogénéise les taux de matières grasses. Elle pasteurise pour éviter des accidents sanitaires. Le lait n’est plus collecté tous les jours, il est stocké dans des tanks. Chaque manipulation encourage les attaques microbiennes. Chauffée à plus de 72 °C, la flore du lait, fragile par essence, ne survit pas. Le fromage pasteurisé ne transmet plus l’idée qu’on se fait d’un terroir. Pis. Il est fabriqué avec le lait d’une Holstein, nourrie à longueur d’année avec la même ration standard de maïs d’ensilage, de farine de soja et de céréales dont on connaît mal la provenance. La liste des fromages traditionnels, fiers jadis de leur AOC, est longue : maroilles, munster, langres, chaource, saint-nectaire, morbier, cantal, bleu d’Auvergne, fourme d’Ambert, de Montbrison, bleus de Gex et des Causses… Il y en a d’autres, déshonorés, humiliés, tombés en grande partie sous les coups de la pasteurisation. Dans chaque aire d’appellation, quelques fromagers héroïques maintiennent courageusement, contre vents et marées, une fabrication au lait cru. Consommateurs, vous devez les essayer, les goûter, les faire connaître. Ce combat est digne, citoyen, il n’y a pas de honte à avoir, soyons cocardiers ! Osons !

Les lobbies hygiénistes ne manqueront pas de nous jeter à la figure l’épouvantail de la listeria. Pourtant vieille comme le monde, il en existe des centaines de souches dans notre environnement. La plus vicieuse, la monocytogène, prolifère dès qu’il y a rupture de la chaîne du froid, et seule la pasteurisation peut en venir à bout. Cette monocytogène est extrêmement discrète, elle ne prévient pas de son arrivée. On peut la trouver au moment de la traite, dans le tank à lait, au cours de la fabrication du fromage, pendant le transport, chez le distributeur ou dans le réfrigérateur. Elle est sans conséquence pour le commun des mortels, sauf — c’est là l’essentiel — pour les femmes enceintes, surtout pour le fœtus, pour les personnes âgées et les sujets immunodéprimés. Le sachant, la meilleure solution ne serait-elle pas d’entreprendre une vaste campagne d’information pour expliquer aux consommateurs quels sont les risques encourus, plutôt que de jeter l’anathème sur les fromages au lait cru ?

Il y eut récemment plusieurs cas de listériose, mortelle ou pas, qui ont été montés en épingle. Le scénario est invariable : les services vétérinaires détectent quelques bactéries dans un échantillon, des rillettes, des époisses, ou autres produits, le lot incriminé est retiré du marché, les médias s’emparent de l’affaire… Le nom de l’entreprise est jeté en pâture à la vindicte populaire. Généralement la presse est mal informée, le consommateur, souvent ignorant, panique et mélange tout : la dioxine, la salmonelle, la listériose, et pourquoi pas la vache folle, voire même le sang contaminé ? Les pouvoirs publics perdent le contrôle de la situation, les commerçants, petits ou grands, paniquent, annulent les commandes, et les entreprises déposent le bilan. Le risque zéro n’existe pas. Les fromages au lait cru sont sommés de pasteuriser. Pas une seule bactérie de listeria n’est tolérée dans les fabrications, alors qu’on accepte dans les autres aliments crus jusqu’à 100 bactéries par gramme (seuil en dessous duquel il n’y aurait aucun risque de contagion).

La réglementation communautaire se fait chaque jour plus sévère en matière d’hygiène, mais que restera-t-il alors du goût, des arômes, de la richesse des saveurs, que l’on apprécie tant dans le fromage ?

Consommateurs, ne vous laissez pas faire ! Osez le roquefort, snobez le Saint Agur, offrez-vous quelques fromages à la coupe. Ces derniers ou ceux qui sont marqués d’une AOC ne sont pas nécessairement plus chers, renseignez-vous. Les fromages ont leurs saisons, comme les légumes, les fruits, et les poissons. Adopter la saisonnalité, c’est manger mieux, moins cher et plus savoureux.