Chapitre 2
L’ŒUF, LES ŒUFS ET LES OVOPRODUITS
L’œuf et les œufs
Permettez-moi de préciser : l’œuf au singulier, pour le législateur, est toujours de poule, sinon il doit être suivi du nom de l’animal(e) : œuf de cane, d’autruche, et même d’escargot.
Difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir des déviations dans la production de l’œuf de poule. Une poule, un coq, un œuf, tout paraît simple, et pourtant…
Jusqu’à la guerre, la dernière mondiale, la production de l’œuf était simple, essentiellement paysanne.
Un œuf est composé de trois éléments :
— la coquille, imperméable et poreuse, qui permet des échanges gazeux avec l’extérieur ;
— le jaune, cellule géante de l’ovule, contenant toute l’information génétique du futur embryon, si la poule a été couverte par un coq, et seulement les gènes de la poule pondeuse si elle a été privée du géniteur ;
— le blanc qui entoure le jaune ne participe pas à la production, mais il offre les réserves nécessaires au développement du futur embryon.
Si les poules ont besoin d’un coq pour concevoir un poussin, elles peuvent parfaitement s’en passer pour pondre. S’il était avéré que la poule ait du plaisir pendant le très court instant de son rapport sexuel avec le coq, on pourrait regretter pour elle que le Créateur ait permis ce qui serait alors une anomalie.
La poule qui a encore la chance de vivre en pleine nature n’a aucune obligation à pondre un œuf quotidien. Le rythme de la ponte, sa régularité, se fait en fonction de son humeur, et surtout de la saison. La poule se montre généreuse au printemps et en été, et avare en période de mue, quand la lumière du jour décline et que la nourriture se raréfie. Souvenez-vous, les anciens, il n’y a pas encore si longtemps, on conservait les œufs pondus aux beaux jours pour les consommer en hiver quand ils devenaient plus coûteux. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la basse-cour française vivait à l’heure du Moyen Âge. Le terme d’élevage était impropre : les poules en liberté, sans poulailler fixe, passaient l’été la nuit à la belle étoile et se réfugiaient l’hiver dans les étables. Personne ne s’en préoccupait mais la mortalité était considérable. La poule, friande de lombrics et d’asticots, se nourrissait au gré de ses promenades, au mieux dans les chaumes et les pâtures, au pire sur le tas de fumier. La poignée de grains jetés par la fermière n’était pas sa quotidienneté. La poule pondait où bon lui semblait, l’œuf souillé par la terre et les fientes n’était pas toujours indemne de listeria ou de salmonelle, et si de surcroît il n’était pas ramassé tous les jours, sa fraîcheur n’était pas garantie.
Avec l’augmentation de la population, il a bien fallu rationaliser la production car les Français ont toujours été accros à l’œuf. Imaginez qu’actuellement nous figurons au rang des plus gros consommateurs du monde : 230 œufs par an et par habitant. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), la moyenne mondiale avoisine les 145 œufs par personne, soit pour la France 14,3 milliards, alors que nous en produisons 13 milliards. On importe donc 1 milliard 300 millions d’œufs. Comment en est-on arrivé là ?
Comment la production artisanale est-elle passée au stade industriel ? Avant l’industrialisation, le prix de l’œuf ne cessait d’augmenter, comme le coût de la vie, et devenait objet de polémique. La France se retrouva dans une situation ubuesque. Elle importait des œufs pour satisfaire la demande et exportait sur le marché européen ses excédents d’orge et de blé, lesquels surplus repassaient la frontière quelques mois plus tard transformés en poulets et en œufs par des éleveurs étrangers. En 1951, le gouvernement, déterminé, entendit mettre la poule française au pas. Un peu de discipline dans les poulaillers s’il vous plaît ! Après que les Américains nous eurent convaincus du « no grazing » (remplacer l’herbe par du béton), on crut utile d’envoyer une mission d’exploration pour se renseigner sur la production d’œufs aux États-Unis. Étonnement de nos fonctionnaires français qui conclurent, comme toujours, leur rapport par une évidence : « Comparée à l’agriculture américaine, l’agriculture française est restée dans l’empirisme avec un siècle de retard. » Quand notre poule française se baguenaudait, la poule américaine était séquestrée. Les chercheurs américains avaient découvert que, pour obliger une poule à pondre toute l’année, de préférence un œuf par jour, hiver comme été, il fallait la priver de promenade, la cloîtrer dans un bâtiment artificiel, au minimum quatorze heures d’affilée.
La poule française découvrit la batterie. Sans plaisir. Elle se révolta, donna du fil à retordre aux apprentis éleveurs. On s’aperçut que nos poules rustiques, habituées au grand air, soudain enfermées à cinq ou six par cage du jour au lendemain, privées de coqs et de parties de cuisses en l’air, déprimaient, faisaient la grève de la faim et se plumaient entre elles à coups de bec. Le génie français frappa encore une fois. On équipa la poule de petites œillères, comme une jument nerveuse sur un hippodrome, sans penser que, privée de lumière, elle ne pondrait plus, que les microbes se développeraient, que la pullorose exterminerait les jeunes poussins, que les coccidioses se répandraient dans les litières et qu’un œuf sur deux s’écraserait dans la fiente. La batterie française vira au fiasco, d’autant que les éleveurs de volaille devaient acheter l’aliment au prix fort chez les marchands de farine. Les fonctionnaires français avaient tout simplement oublié de demander aux conseillers américains — qui s’étaient sans doute bien gardés de le préciser — comment leurs chercheurs généticiens avaient « fabriqué » une poule capable de supporter la vie en batterie. En quelque sorte la poule parfaite, baptisée Isa Brown. Un volatile pas très grand, plumes marron, de tempérament calme, appétit de moineau, et qui pond un œuf par jour sans discussion. La poule américaine fut adoptée par tous les poulaillers industriels français pour le meilleur et pour le pire. Soixante ans plus tard, les poules de nos poulaillers industriels sont toujours de souche américaine.
En 2014, l’œuf est considéré par l’ensemble de la population comme un « bon produit », sain, naturel, source de vitamines, capable de remplacer la viande (un œuf = un bifteck de 100 grammes), et surtout peu coûteux.
À première vue, tout roule pour l’œuf. Il n’y aurait pas lieu de se poser de questions, ni de s’en faire. Mais comment le consommateur peut-il s’y retrouver quand les producteurs et les distributeurs multiplient les marques, les labels et autres calembredaines marketing pour activer le marché ? Savez-vous ce que représente « poules élevées en plein air », « œufs ramassés sur la paille comme autrefois », « œufs extra-frais datés du jour de ponte », « fraîcheur coq », « plein air fermier », ou encore « pondus en France », c’est le petit dernier, tout juste éclos en 2013 ? Savez-vous faire la différence entre toutes ces allégations ? Savez-vous vraiment ce que vous achetez, ce que vous consommez ou faites consommer à vos enfants ? Aiguiller et informer le consommateur. Foutaises ! Avec tout ce charabia, on ne sait même plus dans quel panier mettre ses œufs ! En quoi sont-ils différents ? Sont-ils vraiment différents ? Que veut-on nous faire avaler ?
Pour découvrir ce qui se cache sous la coquille, examinons le mode de production des œufs. Tout d’abord, prenons connaissance des résultats d’un sondage Ifop conduit pour l’ONG Compassion in World Farming (CIWF). Du point de vue de la lucidité des consommateurs, il est rassurant de savoir que 52 % d’entre eux considèrent qu’il est « difficile d’avoir une information sur le mode d’élevage des poules pondeuses », en dépit des nombreuses notifications sur les emballages. Alors, comment ça se passe ? Premier coup de bluff : les élevages avec l’allégorique photo figurant sur les boîtes, exhibant de belles rouquines qui picorent dans une vaste prairie bien verte. Bidon. La réalité est tout autre. La belle époque où les poules gambadaient dans les champs et les basses-cours, grattant, fouinant ici et là, insouciantes et libres… c’est terminé ! Aujourd’hui, elles sont pour ainsi dire toutes logées à la même enseigne. Le vieux poulailler, rêve lointain des urbains, est passé au rang d’antiquité, il s’est métamorphosé en un vaste bâtiment, sorte de hangar, dans lequel vivent plus de 300 000 volatiles, enfermés dans des cages sans voir la lumière du jour. Adieu la Gournay dorée, la Crèvecœur, la Bresse noire dorée, ou la Barbezieux, remplacées par plusieurs races proposées par les deux grands sélectionneurs mondiaux (Hendrix et EW Group), beaucoup plus productives et supportant mieux l’enfermement. Elles débarquent dans l’élevage à l’âge de dix-huit semaines, après être nées dans des couvoirs, et se mettent au boulot tout de suite. Pas le temps de rigoler, de s’encanailler dans une basse-cour, elles sont là pour pondre, pondre toujours plus.