Il avait fait quelques pas en courant ; mais sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelqu’un qui ne sait encore trop quelle direction il va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et de l’air insouciant d’un promeneur qui flâne, il continua de monter le boulevard.
Le temps était doux, un temps heureux et léger d’automne. Les cafés étaient pleins. Il s’assit à la terrasse de l’un d’eux.
Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, s’étant levé, il pria le garçon de faire venir le gérant.
Le gérant vint, et Arsène lui dit, assez haut pour être entendu de tous :
— Je suis désolé, Monsieur, j’ai oublié mon porte-monnaie. Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crédit de quelques jours : Arsène Lupin.
Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Arsène répéta :
— Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d’évasion. J’ose croire que ce nom vous inspire toute confiance.
Et il s’éloigna, au milieu des rires, sans que l’autre songeât à réclamer.
Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue Saint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s’arrêtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s’orienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts murs moroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, il arriva près du garde municipal qui montait la faction, et retirant son chapeau :
— C’est bien ici la prison de la Santé ?
— Oui.
— Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m’a laissé en route et je ne voudrais pas abuser…
Le garde grogna :
— Dites donc, l’homme, passez votre chemin, et plus vite que ça.
— Pardon, pardon, c’est que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vous coûter gros, mon ami.
— Arsène Lupin ! qu’est-ce que vous me chantez là !
— Je regrette de n’avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant de fouiller ses poches.
Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fer s’entrebâilla.
Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu’au greffe, gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit :
— Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment ! on a la précaution de me ramener seul dans la voiture, on prépare un bon petit encombrement, et l’on s’imagine que je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis. Eh bien, et les vingt agents de la Sûreté qui nous escortaient à pied, en fiacre et à bicyclette ? Non, ce qu’ils m’auraient arrangé ! Je n’en serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur, c’est peut-être là-dessus que l’on comptait ?
Il haussa les épaules et ajouta :
— Je vous en prie, Monsieur le directeur, qu’on ne s’occupe pas de moi. Le jour où je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin de personne.
Le surlendemain, l’Écho de France, qui décidément devenait le moniteur officiel des exploits d’Arsène Lupin — on disait qu’il en était un des principaux commanditaires — l’Écho de France publiait les détails les plus complets sur cette tentative d’évasion. Le texte même des billets échangés entre le détenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cette correspondance, la complicité de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, l’incident du café Soufflot, tout était dévoilé. On savait que les recherches de l’inspecteur Dieuzy auprès des garçons du restaurant n’avaient donné aucun résultat. Et l’on apprenait en outre cette chose stupéfiante, qui montrait l’infinie variété des ressources dont cet homme disposait : la voiture pénitentiaire dans laquelle on l’avait transporté était une voiture entièrement truquée, que sa bande avait substituée à l’une des six voitures habituelles qui composent le service des prisons.
L’évasion prochaine d’Arsène Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-même d’ailleurs l’annonçait en termes catégoriques, comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain de l’incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui dit froidement :
— Écoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-m’en sur parole : cette tentative d’évasion faisait partie de mon plan d’évasion.
— Je ne comprends pas, ricana le juge.
— Il est inutile que vous compreniez.
Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut tout au long dans les colonnes de l’Écho de France, comme le juge revenait à son instruction, il s’écria d’un air de lassitude :
— Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon ! toutes ces questions n’ont aucune importance !
— Comment, aucune importance ?
— Mais non, puisque je n’assisterai pas à mon procès.
— Vous n’assisterez pas…
— Non, c’est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne me fera transiger.
Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice. Il y avait là des secrets qu’Arsène Lupin était seul à connaître, et dont la divulgation par conséquent ne pouvait provenir que de lui. Mais dans quel but les dévoilait-il ? et comment ?
On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit à l’étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction et renvoya l’affaire à la chambre des mises en accusation.
Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendu sur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Ce changement de cellule semblait l’avoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec ses gardiens.
Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer. Il se plaignit du manque d’air. On le fit sortir dans la cour, le matin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes.
La curiosité publique cependant ne s’était pas affaiblie. Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve, sa gaieté, sa diversité, son génie d’invention et le mystère de sa vie. Arsène Lupin devait s’évader. C’était inévitable, fatal. On s’étonnait même que cela tardât si longtemps. Tous les matins le Préfet de police demandait à son secrétaire :
— Eh bien, il n’est pas encore parti ?
— Non, Monsieur le Préfet.
— Ce sera donc pour demain.
Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s’éloigna rapidement. Sur la carte, ces mots étaient inscrits : « Arsène Lupin tient toujours ses promesses. »
⁂
C’est dans ces conditions que les débats s’ouvrirent.
L’affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameux Arsène Lupin et ne savourât d’avance la façon dont il se jouerait du président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de l’audience.
Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal Arsène Lupin lorsque les gardes l’eurent introduit. Cependant son attitude lourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, son immobilité indifférente et passive, ne prévinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat — un des secrétaires de Me Danval, celui-ci ayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit — plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et se taisait.