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Le greffier lut l’acte d’accusation, puis le président prononça :

— Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession ?

Ne recevant pas de réponse, il répéta :

— Votre nom ? Je vous demande votre nom ?

Une voix épaisse et fatiguée articula :

— Baudru, Désiré.

Il y eut des murmures. Mais le président repartit :

— Baudru, Désiré ? Ah ! bien, un nouvel avatar ! Comme c’est à peu près le huitième nom auquel vous prétendez, et qu’il est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, à celui d’Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plus avantageusement connu.

Le président consulta ses notes et reprit :

— Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible de reconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez original dans notre société moderne de n’avoir point de passé. Nous ne savons qui vous êtes, d’où vous venez, où s’est écoulée votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d’un coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler tout d’un coup Arsène Lupin, c’est-à-dire un composé bizarre d’intelligence et de perversion, d’immoralité et de générosité. Les données que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt des suppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n’était autre qu’Arsène Lupin. Il est probable que l’étudiant russe qui fréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, à l’hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître par l’ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et la hardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n’était autre qu’Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur de lutte japonaise qui s’établit à Paris bien avant qu’on n’y parlât du jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui gagna le Grand Prix de l’Exposition, toucha ses 10 000 francs et ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité… et les dévalisa.

Et, après une pause, le président conclut :

— Telle est cette époque, qui semble n’avoir été qu’une préparation minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contre la société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plus haut point votre force, votre énergie et votre adresse. Reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits ?

Pendant ce discours, l’accusé s’était balancé d’une jambe sur l’autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive, on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettes étrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré de petites plaques rouges, et encadré d’une barbe inégale et rare. La prison l’avait considérablement vieilli et flétri. On ne reconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dont les journaux avaient publié si souvent le portrait sympathique.

On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question qu’on lui posait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux, parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura :

— Baudru, Désiré.

Le président se mit à rire.

— Je ne me rends pas un compte exact du système de défense que vous avez adopté, Arsène Lupin. Si c’est de jouer les imbéciles et les irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j’irai droit au but sans me soucier de vos fantaisies.

Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et faux reprochés à Lupin. Parfois il interrogeait l’accusé. Celui-ci poussait un grognement ou ne répondait pas.

Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositions insignifiantes, d’autres plus sérieuses, qui toutes avaient ce caractère commun de se contredire les unes les autres. Une obscurité troublante enveloppait les débats, mais l’inspecteur principal Ganimard fut introduit, et l’intérêt se réveilla.

Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certaine déception. Il avait l’air, non pas intimidé — il en avait vu bien d’autres — mais inquiet, mal à l’aise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers l’accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mains appuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avait été mêlé, sa poursuite à travers l’Europe, son arrivée en Amérique. Et on l’écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises il s’arrêta, distrait, indécis.

Il était clair qu’une autre pensée l’obsédait. Le président lui dit :

— Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre témoignage.

— Non, non, seulement…

Il se tut, regarda l’accusé longuement, profondément, puis il dit :

— Je demande l’autorisation d’examiner l’accusé de plus près. Il y a là un mystère qu’il faut que j’éclaircisse.

Il s’approcha, le considéra plus longuement encore, de toute son attention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d’un ton un peu solennel, il prononça :

— Monsieur le président, j’affirme que l’homme qui est ici, en face de moi, n’est pas Arsène Lupin.

Un grand silence accueillit ces paroles. Le président, interloqué d’abord, s’écria :

— Ah ! ça, que dites-vous ! vous êtes fou.

L’inspecteur affirma posément :

— À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance, qui existe en effet, je l’avoue, mais il suffit d’une seconde d’attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau… enfin quoi : ce n’est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc ! a-t-il jamais eu ces yeux d’alcoolique ?

— Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prétendez-vous, témoin ?

— Est-ce que je sais ! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que l’on allait condamner en son lieu et place… À moins que ce ne soit un complice.

Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtés dans la salle qu’agitait ce coup de théâtre inattendu. Le président fit mander le juge d’instruction, le directeur de la Santé, les gardiens, et suspendit l’audience.

À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence de l’accusé, déclarèrent qu’il n’y avait entre Arsène Lupin et cet homme qu’une très vague similitude de traits.

— Mais alors, s’écria le président, quel est cet homme ? D’où vient-il ? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice ?

On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradiction stupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient la surveillance à tour de rôle ! Le président respira.

Mais l’un des gardiens reprit :

— Oui, oui, je crois bien que c’est lui.

— Comment, vous croyez ?

— Dame, je l’ai à peine vu. On me l’a livré le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couché contre le mur.

— Mais, avant ces deux mois ?

— Ah ! avant, il n’occupait pas la cellule 24.

Le directeur de la prison précisa ce point :

— Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentative d’évasion.

— Mais vous, monsieur le directeur, vous l’avez vu depuis deux mois ?

— Je n’ai pas eu l’occasion de le voir… il se tenait tranquille.

— Et cet homme-là n’est pas le détenu qui vous a été remis ?

— Non.

— Alors, qui est-il ?

— Je ne saurais dire.

— Nous sommes donc en présence d’une substitution qui se serait effectuée il y a deux mois. Comment l’expliquez-vous ?

— C’est impossible.

— Alors ?

En désespoir de cause, le président se tourna vers l’accusé et, d’une voix engageante :

— Voyons, accusé, pourriez-vous m’expliquer comment et depuis quand vous êtes entre les mains de la justice ?