Et il ajouta froidement :
— Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous n’auriez eu que ce que vous méritez. Comment, vous, un vieil ami, que j’estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, vous abusez de ma confiance ! C’est mal… Eh bien, quoi, qu’avez-vous ?
Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeait responsable — n’était-ce pas lui qui, par sa déposition sensationnelle, avait induit la justice en erreur ? — cette évasion lui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers sa moustache grise.
— Eh ! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile : si vous n’aviez pas parlé, je me serais arrangé pour qu’un autre parlât. Voyons, pouvais-je admettre que l’on condamnât Baudru Désiré ?
— Alors, murmura Ganimard, c’était vous qui étiez là-bas ? c’est vous qui êtes ici !
— Moi, toujours moi, uniquement moi.
— Est-ce possible ?
— Oh ! point n’est besoin d’être sorcier. Il suffit, comme l’a dit ce brave président, de se préparer pendant une douzaine d’années pour être prêt à toutes les éventualités.
— Mais votre visage ? Vos yeux ?
— Vous comprenez bien que si j’ai travaillé dix-huit mois à Saint-Louis avec le docteur Altier, ce n’est pas par amour de l’art. J’ai pensé que celui qui aurait un jour l’honneur de s’appeler Arsène Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires de l’apparence et de l’identité. L’apparence ? Mais on la modifie à son gré. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle la peau juste à l’endroit choisi. L’acide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joignez à cela deux mois de diète dans la cellule n° 24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tête selon cette inclinaison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes d’atropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué.
— Je ne conçois pas que les gardiens…
— La métamorphose a été progressive. Ils n’ont pu en remarquer l’évolution quotidienne.
— Mais Baudru Désiré ?
— Baudru existe. C’est un pauvre innocent, que j’ai rencontré l’an dernier, et qui vraiment n’est pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prévision d’une arrestation toujours possible, je l’ai mis en sûreté, et je me suis appliqué à discerner dès l’abord les points de dissemblance qui nous séparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu’il en sortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidence fût facile à constater. Car, notez-le, il fallait qu’on retrouvât la trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé qui j’étais. Tandis qu’en lui offrant cet excellent Baudru, il était inévitable, vous entendez, inévitable qu’elle sauterait sur lui, et que malgré les difficultés insurmontables d’une substitution, elle préférerait croire à la substitution plutôt que d’avouer son ignorance.
— Oui, oui, en effet, murmura Ganimard.
— Et puis, s’écria Arsène Lupin, j’avais entre les mains un atout formidable, une carte machinée par moi dès le début : l’attente où tout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l’erreur grossière où vous êtes tombés, vous et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, et dont l’enjeu était ma liberté : vous avez supposé encore une fois que j’agissais par fanfaronnade, que j’étais grisé par mes succès ainsi qu’un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse ! Et, pas plus que dans l’affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit : « Du moment qu’Arsène Lupin crie sur les toits qu’il s’évadera, c’est qu’il a des raisons qui l’obligent à le crier. » Mais, sapristi, comprenez donc que, pour m’évader… sans m’évader, il fallait que l’on crût d’avance à cette évasion, que ce fût un article de foi, une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s’évaderait, Arsène Lupin n’assisterait pas à son procès. Et quand vous vous êtes levé pour dire : « cet homme n’est pas Arsène Lupin » il eût été surnaturel que tout le monde ne crût pas immédiatement que je n’étais pas Arsène Lupin. Qu’une seule personne doutât, qu’une seule émît cette simple restriction : « Et si c’était Arsène Lupin ? » à la minute même, j’étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avec l’idée que je n’étais pas Arsène Lupin, comme vous l’avez fait vous et les autres, mais avec l’idée que je pouvais être Arsène Lupin, et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j’étais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idée.
Il saisit tout à coup la main de Ganimard.
— Voyons, Ganimard, avouez que huit jours après notre entrevue dans la prison de la Santé, vous m’avez attendu à quatre heures, chez vous, comme je vous en avais prié ?
— Et votre voiture pénitentiaire ? dit Ganimard, évitant de répondre.
— Du bluff ! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cette ancienne voiture hors d’usage et qui voulaient tenter le coup. Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement j’ai trouvé utile de parachever cette tentative d’évasion et de lui donner la plus grande publicité. Une première évasion audacieusement combinée donnait à la seconde la valeur d’une évasion réalisée d’avance.
— De sorte que le cigare…
— Creusé par moi ainsi que le couteau.
— Et les billets ?
— Écrits par moi.
— Et la mystérieuse correspondante ?
— Elle et moi nous ne faisons qu’un. J’ai toutes les écritures à volonté.
Ganimard réfléchit un instant et objecta :
— Comment se peut-il qu’au service d’anthropométrie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu’elle coïncidait avec celle d’Arsène Lupin ?
— La fiche d’Arsène Lupin n’existe pas.
— Allons donc !
— Ou du moins elle est fausse. C’est une question que j’ai beaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d’abord le signalement visuel — et vous voyez qu’il n’est pas infaillible — et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts, des oreilles, etc. Là-contre rien à faire.
— Alors ?
— Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d’Amérique, un des employés du service acceptait tant pour inscrire une fausse mesure au début de ma mensuration. C’est suffisant pour que tout le système dévie, et qu’une fiche s’oriente vers une case diamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin.
Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda :
— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
— Maintenant, s’exclama Lupin, je vais me reposer, suivre un régime de suralimentation et peu à peu redevenir moi. C’est très bien d’être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son écriture. Mais il arrive que l’on ne s’y reconnaît plus dans tout cela et que c’est fort triste. Actuellement j’éprouve ce que devait éprouver l’homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher… et me retrouver.
Il se promena de long en large. Un peu d’obscurité se mêlait à la lueur du jour. Il s’arrêta devant Ganimard.
— Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois ?
— Si, répondit l’inspecteur, je voudrais savoir si vous révélerez la vérité sur votre évasion… L’erreur que j’ai commise…
— Oh ! personne ne saura jamais que c’est Arsène Lupin qui a été relâché. J’ai trop d’intérêt à accumuler autour de moi les ténèbres les plus mystérieuses, pour ne pas laisser à cette évasion son caractère presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami, et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n’ai que le temps de m’habiller.