— Trop tard, il fallait y penser pendant qu’il m’attaquait.
— Mais il m’aurait tuée ! Ah ! Monsieur, vous l’avais-je dit qu’il voyageait dans ce train ! Je l’ai reconnu tout de suite, d’après son portrait. Et le voilà parti avec mes bijoux.
— On le retrouvera, n’ayez pas peur.
— Retrouver Arsène Lupin ! Jamais.
— Cela dépend de vous, Madame. Écoutez. Dès l’arrivée, soyez à la portière, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employés viendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots, l’agression dont j’ai été victime et la fuite d’Arsène Lupin. Donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie — le vôtre — un pardessus gris à taille.
— Le vôtre, dit-elle.
— Comment, le mien ? Mais non, le sien. Moi, je n’en avais pas.
— Il m’avait semblé qu’il n’en avait pas non plus quand il est monté.
— Si, si… à moins que ce ne soit un vêtement oublié dans le filet. En tout cas, il l’avait quand il est descendu, et c’est là l’essentiel… un pardessus gris, à taille, rappelez-vous… Ah ! j’oubliais… dites votre nom, dès l’abord. Les fonctions de votre mari stimuleront le zèle de tous ces gens.
On arrivait. Elle se penchait déjà à la portière. Je repris d’une voix un peu forte, presque impérieuse, pour que mes paroles se gravassent bien dans son cerveau.
— Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites que vous me connaissez… Cela nous gagnera du temps… il faut qu’on expédie l’enquête préliminaire… l’important c’est la poursuite d’Arsène Lupin… vos bijoux… Il n’y a pas d’erreur, n’est-ce pas ? Guillaume Berlat, un ami de votre mari.
— Entendu… Guillaume Berlat.
Elle appelait déjà et gesticulait. Le train n’avait pas stoppé qu’un monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. L’heure critique sonnait.
Haletante, la dame s’écria :
— Arsène Lupin… il nous a attaqués… il a volé mes bijoux… Je suis madame Renaud… mon mari est sous-directeur des services pénitentiaires… Ah ! tenez, voici précisément mon frère, Georges Ardelle, directeur du Crédit Rouennais… vous devez savoir…
Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, et que le commissaire salua, et elle reprit, éplorée :
— Oui, Arsène Lupin… tandis que Monsieur dormait, il s’est jeté à sa gorge… M. Berlat, un ami de mon mari.
Le commissaire demanda :
— Mais où est-il, Arsène Lupin ?
— Il a sauté du train sous le tunnel, après la Seine.
— Êtes-vous sûre que ce soit lui ?
— Si j’en suis sûre ! Je l’ai parfaitement reconnu. D’ailleurs on l’a vu à la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou…
— Non pas… un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia le commissaire en désignant mon chapeau.
— Un chapeau mou, je l’affirme, répéta madame Renaud, et un pardessus gris à taille.
— En effet, murmura le commissaire, le télégramme signale ce pardessus gris, à taille et à col de velours noir.
— À col de velours noir, justement, s’écria madame Renaud triomphante.
Je respirai. Ah ! la brave, l’excellente amie que j’avais là !
Les agents cependant m’avaient débarrassé de mes entraves. Je me mordis violemment les lèvres, du sang coula. Courbé en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient à un individu qui est resté longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bâillon, je dis au commissaire, d’une voix affaiblie :
— Monsieur, c’était Arsène Lupin, il n’y a pas de doute… En faisant diligence on le rattrapera… Je crois que je puis vous être d’une certaine utilité…
Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut détaché. Le train continua vers le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, à travers la foule des curieux qui encombrait le quai.
À ce moment, j’eus une hésitation. Sous un prétexte quelconque, je pouvais m’éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre était dangereux. Qu’un incident se produisît, qu’une dépêche survînt de Paris, et j’étais perdu.
Oui, mais mon voleur ? Abandonné à mes propres ressources, dans une région qui ne m’était pas très familière, je ne devais pas espérer le rejoindre.
— Bah ! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile à gagner, mais si amusante à jouer ! Et l’enjeu en vaut la peine.
Et, comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dépositions, je m’écriai :
— Monsieur le commissaire, actuellement Arsène Lupin prend de l’avance. Mon automobile m’attend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir d’y monter, nous essaierions…
Le commissaire sourit d’un air fin :
— L’idée n’est pas mauvaise… si peu mauvaise même, qu’elle est en voie d’exécution.
— Ah !
— Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis à bicyclette… depuis un certain temps déjà.
— Mais où ?
— À la sortie même du tunnel. Là, ils recueilleront les indices, les témoignages, et suivront la piste d’Arsène Lupin.
Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules.
— Vos deux agents ne recueilleront ni indice, ni témoignage.
— Vraiment !
— Arsène Lupin se sera arrangé pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la première route et, de là…
— Et de là, Rouen, où nous le pincerons.
— Il n’ira pas à Rouen.
— Alors, il restera dans les environs où nous sommes encore plus sûrs…
— Il ne restera pas dans les environs.
— Oh ! oh ! Et où donc se cachera-t-il ?
Je tirai ma montre.
— À l’heure présente, Arsène Lupin rôde autour de la gare de Darnétal. À dix heures cinquante, c’est-à-dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, à Amiens.
— Vous croyez ? Et comment le savez-vous ?
— Oh ! c’est bien simple. Dans le compartiment, Arsène Lupin a consulté mon indicateur. Pour quelle raison ? Y avait-il, non loin de l’endroit où il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train s’arrêtant à cette gare ? À mon tour je viens de consulter l’indicateur. Il m’a renseigné.
— En vérité, monsieur, dit le commissaire, c’est merveilleusement déduit. Quelle compétence !
Entraîné par ma conviction, j’avais commis une maladresse en faisant preuve de tant d’habileté. Il me regardait avec étonnement, et je crus sentir qu’un soupçon l’effleurait. — Oh ! à peine, car les photographies envoyées de tous côtés par le parquet étaient trop imparfaites, représentaient un Arsène Lupin trop différent de celui qu’il avait devant lui, pour qu’il lui fût possible de me reconnaître. Mais, tout de même, il était troublé, confusément inquiet.
Il y eut un moment de silence. Quelque chose d’équivoque et d’incertain arrêtait nos paroles. Moi-même, un frisson de gêne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi ? Me dominant, je me mis à rire.
— Mon Dieu, rien ne vous ouvre la compréhension comme la perte d’un portefeuille et le désir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-être…
— Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire, s’écria madame Renaud, écoutez M. Berlat.
L’intervention de mon excellente amie fut décisive. Prononcé par elle, la femme d’un personnage influent, ce nom de Berlat devenait réellement le mien et me conférait une identité qu’aucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva :
— Je serais trop heureux, monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir réussir. Autant que vous je tiens à l’arrestation d’Arsène Lupin.
Il me conduisit jusqu’à l’automobile. Deux de ses agents, qu’il me présenta, Honoré Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je m’installai au volant. Mon mécanicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes après nous quittions la gare. J’étais sauvé.