Sans préambule, il me dit — d’une voix éraillée, avec des accents qui me confirmèrent la situation sociale de l’individu :
— Monsieur, en voyage, dans un café, le Gil Blas m’est tombé sous les yeux. J’ai lu votre article. Il m’a intéressé… beaucoup.
— Je vous remercie.
— Et je suis revenu.
— Ah !
— Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontés sont-ils exacts ?
— Absolument exacts.
— Il n’en est pas un seul qui soit de votre invention ?
— Pas un seul.
— En ce cas j’aurais peut-être des renseignements à vous fournir.
— Je vous écoute.
— Non.
— Comment, non ?
— Avant de parler, il faut que je vérifie s’ils sont justes.
— Et pour les vérifier ?
— Il faut que je reste seul dans cette pièce.
Je le regardai avec surprise.
— Je ne vois pas très bien…
— C’est une idée que j’ai eue en lisant votre article. Certains détails établissent une coïncidence vraiment extraordinaire avec une autre aventure que le hasard m’a révélée. Si je me suis trompé, il est préférable que je garde le silence. Et l’unique moyen de le savoir, c’est que je reste seul…
Qu’y avait-il sous cette proposition ? Plus tard je me suis rappelé qu’en la formulant l’homme avait un air inquiet, une expression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien qu’un peu étonné, je ne trouvai rien de particulièrement anormal à sa demande. Et puis une telle curiosité me stimulait !
Je répondis :
— Soit. Combien vous faut-il de temps ?
— Oh ! trois minutes, pas davantage. D’ici trois minutes, je vous rejoindrai.
Je sortis de la pièce. En bas, je tirai ma montre. Une minute s’écoula. Deux minutes… Pourquoi donc me sentais-je oppressé ? Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels que d’autres ?
Deux minutes et demie… Deux minutes trois quarts… Et soudain un coup de feu retentit.
En quelques enjambées j’escaladai les marches et j’entrai. Un cri d’horreur m’échappa.
Au milieu de la salle l’homme gisait, immobile, couché sur le côté gauche. Du sang coulait de son crâne, mêlé à des débris de cervelle. Près de son poing, un revolver, tout fumant.
Une convulsion l’agita, et ce fut tout.
Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose me frappa, quelque chose qui fit que je n’appelai pas au secours tout de suite, et que je ne me jetai point à genoux pour voir si l’homme respirait. À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept de cœur !
Je le ramassai. Les sept extrémités des sept marques rouges étaient percées d’un trou…
⁂
Une demi-heure après, le commissaire de police de Neuilly arrivait, puis le médecin légiste, puis le chef de la Sûreté, M. Dudouis. Je m’étais bien gardé de toucher au cadavre. Rien ne put fausser les premières constatations.
Elles furent brèves, d’autant plus brèves que tout d’abord on ne découvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort aucun papier, sur ses vêtements aucun nom, sur son linge aucune initiale. Somme toute, pas un indice capable d’établir son identité. Et dans la salle le même ordre qu’auparavant. Les meubles n’avaient pas été dérangés, et les objets avaient gardé leur ancienne position. Pourtant cet homme n’était pas venu chez moi dans l’unique intention de se tuer, et parce qu’il jugeait que mon domicile convenait mieux que tout autre à son suicide ! Il fallait qu’un motif l’eût déterminé à cet acte de désespoir, et que ce motif lui-même résultât d’un fait nouveau, constaté par lui au cours des trois minutes qu’il avait passées seul.
Quel fait ? Qu’avait-il vu ? Qu’avait-il surpris ? Quel secret épouvantable avait-il pénétré ? Aucune supposition n’était permise.
Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parut d’un intérêt considérable. Comme deux agents se baissaient pour soulever le cadavre et l’emporter sur un brancard, ils s’aperçurent que la main gauche, fermée jusqu’alors et crispée, s’était détendue, et qu’une carte de visite, toute froissée, s’en échappait.
Cette carte portait : Georges Andermatt, rue de Berry, 37.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Georges Andermatt était un gros banquier de Paris, fondateur et président de ce Comptoir des métaux qui a donné une telle impulsion aux industries métallurgiques de France. Il menait grand train, possédant mail-coach, automobiles, écurie de course. Ses réunions étaient très suivies et l’on citait Mme Andermatt pour sa grâce et pour sa beauté.
— Serait-ce le nom du mort ? murmurai-je.
Le chef de la Sûreté se pencha.
— Ce n’est pas lui. M. Andermatt est un homme pâle et un peu grisonnant.
— Mais alors pourquoi cette carte ?
— Vous avez le téléphone, Monsieur ?
— Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien m’accompagner.
Il chercha dans l’annuaire et demanda le 415.21.
— M. Andermatt est-il chez lui ? — Veuillez lui dire que M. Dudouis le prie de venir en toute hâte au 102 du boulevard Maillot. C’est urgent.
Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de son automobile. On lui exposa les raisons qui nécessitaient son intervention, puis on le mena devant le cadavre.
Il eut une seconde d’émotion qui contracta son visage, et prononça à voix basse, comme s’il parlait malgré lui :
— Étienne Varin.
— Vous le connaissiez ?
— Non… ou du moins oui… mais de vue seulement. Son frère…
— Il a un frère ?
— Oui, Alfred Varin… Son frère est venu autrefois me solliciter… je ne sais plus à quel propos…
— Où demeure-t-il ?
— Les deux frères demeuraient ensemble… rue de Provence, je crois.
— Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-ci s’est tué ?
— Nullement.
— Cependant cette carte qu’il tenait dans sa main ?… Votre carte avec votre adresse !
— Je n’y comprends rien. Ce n’est là évidemment qu’un hasard que l’instruction nous expliquera.
Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis que nous éprouvions tous la même impression.
Cette impression, je la retrouvai dans les journaux du lendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m’entretins de l’aventure. Au milieu des mystères qui la compliquaient, après la double découverte, si déconcertante, de ce sept de cœur sept fois percé, après les deux événements aussi énigmatiques l’un que l’autre dont ma demeure avait été le théâtre, cette carte de visite semblait enfin promettre un peu de lumière. Par elle on arriverait à la vérité.
Mais, contrairement aux prévisions, M. Andermatt ne fournit aucune indication.
— J’ai dit ce que je savais, répétait-il. Que veut-on de plus ? Je suis le premier stupéfait que cette carte ait été trouvée là, et j’attends comme tout le monde que ce point soit éclairci.
Il ne le fut pas. L’enquête établit que les frères Varin, Suisses d’origine, avaient mené sous des noms différents une vie fort mouvementée, fréquentant les tripots, en relations avec toute une bande d’étrangers dont la police s’occupait, et qui s’était dispersée après une série de cambriolages auxquels leur participation ne fut établie que par la suite. Au numéro 24 de la rue de Provence où les frères Varin avaient en effet habité six ans auparavant, on ignorait ce qu’ils étaient devenus.
Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait si embrouillée que je ne croyais guère à la possibilité d’une solution, et que je m’efforçais de n’y plus songer. Mais Jean Daspry, au contraire, que je vis beaucoup à cette époque, se passionnait chaque jour davantage.
Ce fut lui qui me signala cet écho d’un journal étranger que toute la presse reproduisait et commentait :