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Et qui ne se souvient de la catastrophe où toutes ces richesses furent englouties ? Maisons de banque et mines d’or, le gouffre dévora tout. De la collection merveilleuse, dispersée par le commissaire-priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. La perle noire ! c’est-à-dire une fortune, si elle avait voulu s’en défaire.

Elle ne le voulut point. Elle préféra se restreindre, vivre dans un simple appartement avec sa dame de compagnie, sa cuisinière et un domestique, plutôt que de vendre cet inestimable joyau. Il y avait à cela une raison qu’elle ne craignait pas d’avouer : la perle noire était le cadeau d’un empereur ! Et presque ruinée, réduite à l’existence la plus médiocre, elle demeura fidèle à sa compagne des beaux jours.

— Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas.

Du matin jusqu’au soir, elle la portait à son cou. La nuit, elle la mettait dans un endroit connu d’elle seule.

Tous ces faits rappelés par les feuilles publiques stimulèrent la curiosité, et, chose bizarre, mais facile à comprendre pour ceux qui ont le mot de l’énigme, ce fut précisément l’arrestation de l’assassin présumé qui compliqua le mystère et prolongea l’émotion. Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante :

« On nous annonce l’arrestation de Victor Danègre, le domestique de la comtesse d’Andillot. Les charges relevées contre lui sont écrasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrée, que M. Dudouis, le chef de la Sûreté, a trouvé dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constaté des taches de sang. En outre, il manquait à ce gilet un bouton recouvert d’étoffe. Or ce bouton, dès le début des perquisitions, avait été ramassé sous le lit même de la victime.

« Il est probable qu’après le dîner, Danègre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissé dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrée, il a vu la comtesse cacher la perle noire.

« Nous devons dire que, jusqu’ici, aucune preuve n’est venue confirmer cette supposition. En tout cas, un autre point reste obscur. À sept heures du matin, Danègre s’est rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles : la concierge d’abord, puis la buraliste ont témoigné dans ce sens. D’autre part, la cuisinière de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment qu’à huit heures, quand elles se sont levées, la porte de l’antichambre et la porte de la cuisine étaient fermées à double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon. On se demande donc comment Danègre a pu sortir de l’appartement. S’était-il fait faire une autre clef ? L’instruction éclaircira ces différents points. »

L’instruction n’éclaircit absolument rien, au contraire. On apprit que Victor Danègre était un récidiviste dangereux, un alcoolique et un débauché, qu’un coup de couteau n’effrayait pas. Mais l’affaire elle-même semblait, au fur et à mesure qu’on l’étudiait, s’envelopper de ténèbres plus épaisses et de contradictions plus inexplicables.

D’abord une demoiselle de Sinclèves, cousine et unique héritière de la victime, déclara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confié dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire. Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition. Qui l’avait volée ?

De leur côté, les concierges racontèrent qu’ils avaient ouvert la porte à un individu, lequel était monté chez le docteur Harel. On manda le docteur. Personne n’avait sonné chez lui. Alors qui était cet individu ? Un complice ?

Cette hypothèse d’un complice fut adoptée par la presse et par le public. Ganimard, le vieil inspecteur principal Ganimard la défendait, non sans raison.

— Il y a du Lupin là-dessous, disait-il au juge.

— Bah ! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin.

— Je le vois partout, parce qu’il est partout.

— Dites plutôt que vous le voyez chaque fois où quelque chose ne vous paraît pas très clair. D’ailleurs, en l’espèce, remarquez ceci : le crime a été commis à onze heures vingt du soir, ainsi que l’atteste la pendule, et la visite nocturne, dénoncée par les concierges, n’a eu lieu qu’à trois heures du matin.

La justice obéit souvent à ces entraînements de conviction qui font qu’on oblige les événements à se plier à l’explication première qu’on en a donnée. Les antécédents déplorables de Victor Danègre, récidiviste, ivrogne et débauché, influencèrent le juge, et bien qu’aucune circonstance nouvelle ne vînt corroborer les deux ou trois indices primitivement découverts, rien ne put l’ébranler. Il boucla son instruction. Quelques semaines après, les débats commencèrent.

Ils furent embarrassés et languissants. Le président les dirigea sans ardeur. Le ministère public attaqua mollement. Dans ces conditions, l’avocat de Danègre avait beau jeu. Il montra les lacunes et les impossibilités de l’accusation. Nulle preuve matérielle n’existait. Qui avait forgé la clef, l’indispensable clef sans laquelle Danègre, après son départ, n’aurait pu refermer à double tour la porte de l’appartement ? Qui l’avait vue, cette clef, et qu’était-elle devenue ? Qui avait vu le couteau de l’assassin, et qu’était-il devenu ?

— Et, en tout cas, concluait l’avocat, prouvez que c’est mon client qui a tué. Prouvez que l’auteur du vol et du crime n’est pas ce mystérieux personnage qui s’est introduit dans la maison à trois heures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous ? Et après ? ne peut-on mettre les aiguilles d’une pendule à l’heure qui vous convient ?

Victor Danègre fut acquitté.

Il sortit de prison un vendredi au déclin du jour, amaigri, déprimé par six mois de cellule. L’instruction, la solitude, les débats, les délibérations du jury, tout cela l’avait empli d’une épouvante maladive. La nuit, d’affreux cauchemars, des visions d’échafaud le hantaient. Il tremblait de fièvre et de terreur.

Sous le nom d’Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vécut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche.

Vie lamentable ! Trois fois engagé par trois patrons différents, il fut reconnu et renvoyé sur-le-champ.

Souvent il s’aperçut, ou crut s’apercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il n’en doutait point, qui ne renonçaient pas à le faire tomber dans quelque piège. Et d’avance il sentait l’étreinte rude de la main qui le prendrait au collet.

Un soir qu’il dînait chez un traiteur du quartier, quelqu’un s’installa en face de lui. C’était un individu d’une quarantaine d’années, vêtu d’une redingote noire de propreté douteuse. Il commanda une soupe, des légumes et un litre de vin.

Et quand il eut mangé la soupe, il tourna les yeux vers Danègre et le regarda longuement.

Danègre pâlit. Pour sûr cet individu était de ceux qui le suivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il ? Danègre essaya de se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui.

L’homme se versa un verre de vin et emplit le verre de Danègre.

— Nous trinquons, camarade ?

Victor balbutia :

— Oui… oui… à votre santé, camarade.

— À votre santé, Victor Danègre.

L’autre sursauta :

— Moi !… moi !… mais non… je vous jure…

— Vous me jurez quoi ? que vous n’êtes pas vous ? le domestique de la comtesse ?

— Quel domestique ? Je m’appelle Dufour. Demandez au patron.