Arthur et Bétamèche font de même. On dirait trois pingouins, déguisés en esquimaux.
- Au plaisir ! leur lance le souriant vendeur en les regardant partir.
Le camouflage semble efficace et personne ne les remarque dans cette fourrure bigarrée.
- T'aurais quand même pu choisir quelque chose de plus léger, je crève déjà de chaud ! se plaint Bétamèche, noyé dans sa fourrure trop grande pour lui.
- Il faut qu'on s'arrête pour boire un peu ! suggère-t-il.
- T'as chaud, t'as faim, t'as soif ! quand est-ce que tu vas arrêter de te plaindre à tout bout de champ ! ? lui demande la princesse, passablement excédée.
Pour toute réponse, Bétamèche se met à bougonner.
Sélénia accélère le pas, de peur de perdre la trace de son séide. La rue s'élargit légèrement, puis débouche sur une place immense, aménagée dans une grotte dont on ne voit même pas le plafond.
Sélénia s'arrête au bord de ce cirque monumental, où fourmillent des milliers de badauds.
- Le marché de Nécropolis, chuchote Sélénia, impressionnée par la dimension de l'endroit. On le lui avait décrit à plusieurs reprises, mais tout ce qu'elle imaginait était en dessous de la vérité. La place est noire de monde et la foule bouge comme la surface d'une mer agitée. On dirait La Mecque un jour de prière.
Ça vend, ça achète, ça échange, ça discute, ça gueule, ça court, ça vole...
À côté, Wall Street ressemble à un salon de thé pour retraités. Arthur est bouche bée devant ce spectacle continu. Une paire d'yeux ne suffit pas à enregistrer ce ballet indescriptible. Ça lui rappelle l'énorme seau de son grand-père dans lequel il conservait des centaines d'asticots pour la pêche.
Mais le spectacle qui s'offre à lui aujourd'hui est tout de même plus coloré et surtout plus bruyant. C'est à peine si on s'entend et Sélénia est obligée de hurler.
- Je l'ai perdu de vue ! avoue-t-elle, un peu contrariée, en parlant du séide.
Pas très étonnant qu'elle l'ait perdu de vue dans ce capharnaüm indescriptible.
- Pourquoi ne demande-t-on pas tout simplement le chemin du palais ? Les gens d'ici doivent le connaître, non ? demande naïvement Arthur.
- Tout se vend ici. Et ce qui se vend le mieux ce sont les renseignements. Demande le palais et tu seras dénoncé dans la minute ! lui explique Sélénia, bien informée. Arthur regarde autour de lui et constate qu'il n'y a effectivement aucune tête à qui il pourrait faire confiance. Ils ont tous des yeux globuleux, des mâchoires pleines de dents, des fourrures trop longues et des pattes trop nombreuses. Sans parler de la panoplie d'armes que chacun porte à la ceinture. Un vrai western.
Nos trois héros, bien groupés cette fois, regarde cette foule compacte, cherchant un indice qui pourrait les mettre sur la voie du palais.
Il y a bien cette façade monumentale, qu'on aperçoit de l'autre côté de la place, sculptée de toutes parts de bien étranges visages. On dirait l'entrée du musée des horreurs plutôt qu'un palais présidentiel, mais connaissant la personnalité de M le maudit, Sélénia a le sentiment d'être sur la bonne piste.
Fendre cette foule, plus compacte qu'un pudding, leur prend bien vingt minutes... Ils arrivent finalement au pied de la façade.
- Tu crois que c'est ici ? chuchote Bétamèche. Ça me paraît bien sordide pour un palais !
- Vu le nombre de gardes devant la porte, ça m'étonnerait que ce soit l'entrée d'une crèche ! répond Sélénia, plus perspicace que son frère.
Effectivement, devant l'imposante porte, fermée à triple tour, il y a deux rangées compactes de séides, prêts à embrocher quiconque oserait s'approcher, même pour demander son chemin.
- On va plutôt prendre l'entrée des artistes ! propose Sélénia.
- Bonne idée ! répondent en chœur ses deux acolytes, pas vraiment disposés à attaquer deux rangées de séides.
Soudain, la foule se fend pour laisser passer un cortège.
- Place ! Place ! crie un séide ventru à la tête du convoi constitué d'une dizaine de chariots remplis de fruits, d'insectes grillés et pleins d'autres mets tout aussi délicieux. Le tout tiré par des gamouls, un peu nerveux au milieu de cette foule.
Sélénia s'approche pour regarder passer le convoi.
- Qu'est-ce que c'est ? demande-t-elle, mine de rien, à un étranger aux yeux globuleux.
- C'est le repas du maître. Le cinquième de la journée ! précise l'étranger, plus mince qu'une brindille.
- Et combien il en a comme ça ? demande Bétamèche, déjà envieux.
- Huit, comme les doigts de ses mains, répond le vieil homme à la mine affamée, qui regarde passer le convoi.
- Et il va manger tout ça ? s'inquiète Arthur.
- Pensez-vous ! C'est à peine s'il grignote. Un insecte grillé par-ci par-là, et c'est tout. Le reste est jeté dans le puits des offrandes. Quand je pense qu'un seul de ces repas nourrirait mon peuple pendant dix lunes ! confesse le vieil homme, trop faible pour se plaindre davantage.
Il pousse un soupir de désespoir et s'éloigne, dégoûté par cette opulence.
- Pourquoi ne donne-t-il pas la nourriture qu'il délaisse plutôt que de la jeter dans un puits ? s'indigne Arthur.
- M le maudit est le mal personnifié. Il tire son plaisir de la souffrance qu'il inflige aux autres. Rien ne peut lui faire plus plaisir qu'un peuple affamé qui pleure pour sa survie, explique Sélénia, les dents serrées.
- Pourtant, il était l'un des vôtres au début, non ? demande Arthur.
- Qui t'a dit ça ? ! demande la princesse, visiblement dérangée par la question.
- Bétamèche m'a dit qu'il avait été chassé de votre terre, il y a très longtemps, répond le jeune garçon.
Sélénia jette un regard noir à son frère, qui l'évite en regardant ailleurs.
- C'est fou tous ces petits détails sur la façade du palais ! dit-il, pour détourner la conversation. Sélénia préfère ne pas répondre.
- Que s'est-il passé ? Pourquoi a-t-il été chassé ? demande Arthur, sans curiosité excessive. Juste l'envie d'en savoir un peu plus sur les Minimoys.
- C'est une longue histoire que je te raconterai plus tard. Peut-être ! En attendant, nous avons mieux à faire. Suivez- moi ! Sélénia fend la foule affamée et longe le convoi en parallèle.
Un petit Sylo regarde passer la nourriture, ces huit yeux grands ouverts. Poussé par la faim, il tend innocemment la main vers un fruit. Un violent coup de fouet lui claque sur les doigts et vient le rappeler à l'ordre. Aussitôt les parents du petit Sylo cachent leur enfant dans leur fourrure épaisse. Un séide vient se mettre devant le papa Sylo, son fouet tendu entre ses mains.
- On ne touche pas à la nourriture du maître, rappelle le séide, aimable comme un horodateur.
Le Sylo montre ses dents, quarante-huit lames plus affûtées que des rasoirs. Un geste de plus contre son petit serait probablement malvenu.
Le séide déglutit à la vue de cette tronçonneuse montée sur mâchoire.
- C'est bon pour cette fois, concède le séide, pas suffisamment bête pour courir davantage de risques.
Sur le côté du palais, il y a une grotte creusée à même la roche. Probablement le travail de centaines d'insectes. Au fond de la cavité, une lourde porte à la décoration plus modeste. À l'approche du convoi, les portes s'ouvrent automatiquement. Le cortège s'enfonce lentement, chariot après chariot, au cœur de la roche.
Le peuple se tient à distance de cette entrée dérobée, personne n'ose s'aventurer au-delà de cette limite.
Personne, sauf nos trois héros, toujours prêts pour l'aventure. Sélénia s'est cachée derrière une grosse pierre et regarde la porte se refermer lentement au passage du dernier chariot. Elle jette son manteau de fourrure et s'apprête à bondir.