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La pauvre femme ne peut empêcher une larme de couler sur sa joue.

Tant de bonheur et de malheur, en seulement dix années. À côté de ces dix années qui ont filé comme une étoile, les dix heures écoulées depuis la disparition d'Arthur semblent une éternité.

La maman cherche du regard un peu de réconfort, quelque chose qui pourrait lui donner un peu d'espoir. Elle ne tombe que sur son mari, vautré sur le canapé, assommé par la fatigue. Il n'a même plus la force de ronfler, ni même celle de fermer sa mâchoire, ouverte aux quatre vents.

Dans d'autres circonstances, cette image l'aurait fait sourire, mais aujourd'hui, ça lui donne plutôt envie de pleurer davantage.

La grand-mère vient s'asseoir à ses côtés avec des mouchoirs jetables.

-  C'est ma dernière boîte ! dit-elle avec humour, histoire de détendre un peu l'atmosphère.

La fille regarde sa mère et laisse échapper un petit sourire. Dans les moments difficiles, la vieille dame a toujours su garder son sens de l'humour. Elle tient ça de son mari, Archibald, qui élevait l'humour et la poésie au rang de valeurs fondamentales.

-  L'humour est à la vie ce que les cathédrales sont à la religion... c'est ce que l'homme a inventé de mieux ! aimait-il à dire pour plaisanter.

Si seulement Archibald pouvait être là. Il apporterait un peu de lumière dans leurs vies devenues si sombres.

Il saurait leur amener cette petite touche d'optimisme qui jamais ne le quittait et lui avait permis de traverser la Grande Guerre, tel un matador qui échappe aux cornes du taureau.

La vieille femme attrape gentiment les mains de sa fille et les serre avec affection.

-  Tu sais, ma fille... ce que je vais te dire n'a probablement aucun sens, mais... ton fils est un petit garçon exceptionnel, lui dit-elle, d'une voix douce et rassurante. Et je ne sais pas pourquoi mais, où qu'il soit, même s'il se trouve en mauvaise posture... je suis sûre qu'il va s'en sortir !

La maman semble un peu rassurée par ces paroles et les deux femmes se serrent davantage les mains, comme pour appuyer leurs prières.

Il va falloir qu'elles prient davantage car, pour l'instant, Arthur est en prison. Ses deux petites mains accrochées aux barres en fer, il regarde la place du marché bondée de monde, où il n'y a pas une seule âme charitable pour lui venir en aide.

-   Laisse tomber ! Personne ne prendra le risque d'aider un prisonnier de M le maudit ! lance Bétamèche, recroquevillé dans un coin de la prison.

-  Surveille ton langage, Béta ! Sélénia a dit qu'il fallait être discrets ! rappelle Arthur.

- Discrets ? Tout le monde est déjà au courant qu'on est en prison ! soupire le petit prince, complètement déprimé. On est tombé aux mains de ce monstre. Notre avenir est déjà tout tracé ! Il n'y a plus que Sélénia pour nous sauver la vie... en espérant qu'elle parvienne déjà à sauver la sienne ! Arthur le regarde et doit se rendre à l'évidence. Sélénia est bien leur seul espoir.

Chapitre 8

Notre petite princesse est consciente de sa mission et c'est les mains bien serrées sur l'épée qu'elle avance dans le dédale des galeries peu accueillantes du palais royal. Elle a perdu de vue le convoi de nourriture, mais elle parvient à s'orienter grâce aux traces laissées sur le sol par les roues en bois. Sélénia progresse doucement, de cachette en cachette, laissant passer régulièrement des patrouilles de séides, aussi nombreuses que des grenouilles dans un étang.

Bientôt, les couloirs creusés dans la roche s'ornent de décorations et se couvrent de marbre noir. Les flammes des flambeaux se reflètent sur la surface lisse et paraissent maintenant démesurées. On dirait la longue fourrure d'un vilain diable descendu des enfers pour cracher ses flammes. Sélénia a le cœur bien accroché, mais les mains un peu moites. Cet enfer glacé n'est pas sa tasse de thé. Elle préfère les forêts d'herbes hautes, les feuilles d'automne qui permettent de surfer sur les collines de son village, les champs de coquelicots où il fait si bon s'endormir. Cette pensée la fait souffrir. C'est souvent quand on est dans le malheur qu'on réalise à quel point les petites choses du quotidien ont de la valeur. Un doux réveil où l'on s'étire, un rayon de soleil qui vous caresse la joue, un être cher qui vous sourit.

Comme si le malheur ne servait qu'à mesurer le bonheur. Une patrouille de séides tire Sélénia de sa rêverie et la rappelle à l'ordre.

Elle est toujours dans ce palais de mort, cathédrale de marbre noir, aussi froid que la glace.

Le sol aussi est en marbre, d'un noir si profond qu'on pourrait croire qu'on va y tomber.

Les traces des chariots ne sont plus visibles sur cette pierre bien trop dure pour se laisser marquer.

Sélénia arrive à un carrefour et doit prendre une décision. Elle reste là un instant, comptant sur son instinct pour la guider. Un signe, peut-être. Il y a bien un dieu sur ces Sept Terres pour l'aider un petit peu, ou faut-il vraiment qu'elle traverse cette nouvelle épreuve toute seule ?

Sélénia attend un peu, mais aucun signe divin ne se manifeste. Pas même un vent léger, pour lui indiquer le chemin à choisir.

Sélénia soupire et scrute à nouveau les deux tunnels. Il y a une vague lueur dans celui de droite, on entend presque une musique. Une personne normale aurait tout de suite flairé le piège et fui dans l'autre sens. Mais Sélénia n'est pas une personne normale. C'est une princesse dévouée à sa cause et prête à prendre tous les risques pour accomplir sa mission. Elle serre plus fortement l'épée dans sa main et s'engouffre dans le boyau de droite.

Brusquement à un coude, elle débouche dans une immense pièce. Des dalles de marbre luisant composent le sol, tandis que des milliers de stalactites pendent au plafond, gouttes d'eau pétrifiées dans leur descente. Un Michelangelo local a eu la lourde tâche de sculpter le bout des stalactites, un à un. Il est probablement mort à la tâche, tellement le travail paraît colossal.

Sélénia avance de quelques pas sur ce marbre, lisse comme un lac, qui semble absorber tous les bruits.

Au fond de la pièce, elle aperçoit le plus petit des chariots, délaissé par les esclaves. Des fruits de toutes sortes débordent de la carriole, seules taches de couleur dans cet univers gris et noir.

Devant le chariot, il y a une silhouette longiligne, qui tourne le dos à Sélénia. Une longue cape rongée aux extrémités, posée sur des épaules dissymétriques. Difficile, à cette distance, de dire si l'homme porte un chapeau ou si sa tête est disproportionnée par rapport à son corps. Quoi qu'il en soit cette silhouette décharnée est monstrueuse et semble sortir tout droit de nos pires cauchemars.

Cet homme de dos, qui grignote sans envie, du bout de ses doigts crochus, ne peut être que M le maudit.

Sélénia déglutit, serre fortement son épée pour se donner du courage et avance à pas lents et feutrés.

Elle tient sa vengeance à portée de main.

La sienne, personnelle, mais aussi celle de tout son peuple et même de tous les peuples qui sillonnent les Sept Terres et qui, un jour ou l'autre, ont subi le bras guerrier de cet empereur conquérant.

Mais le bras de Sélénia va réparer tout ça et laver la mémoire des anciens, salie par des années d'esclavage et de déshonneur. Les yeux rivés sur son ennemi, elle avance lentement, le souffle court, le cœur battant la chamade. Son bras s'élève progressivement dans les airs. Bien haut, comme pour être à la hauteur de la vengeance, à la hauteur de la punition.

En attendant, l'épée est à la hauteur du bout d'une stalactite, beaucoup plus basse que les autres. Au contact de la pierre, la lame produit un petit bruit strident. Pas grand-chose en vérité, mais suffisamment pour déranger ce lugubre silence que seul un vent glacial semble apprécier.