La silhouette se fige sur place, un fruit à la main. Sélénia fait de même. Elle est aussi immobile que les sculptures qui pendent au plafond.
L'homme repose délicatement le fruit et pousse un long et calme soupir.
Il tourne cependant toujours le dos à Sélénia. Il penche seulement sa tête en avant, comme accablé par cette présence qu'il semblait attendre.
- J'ai passé des jours entiers à polir cette épée, afin que sa lame soit parfaite. Je reconnaîtrais, entre mille, le son qu'elle produit.
La voix de l'homme est caverneuse. Les parois de sa gorge doivent être sacrément abîmées car l'air qui y passe siffle étrangement, comme au contact d'une râpe à fromage. Il faudrait lui dire de refaire la tuyauterie, ne peut s'empêcher de penser Sélénia, mais elle sait que l'homme n'a que faire de ses conseils.
- ... Et qui donc, à part toi, Sélénia, a pu sortir cette épée de la roche ? dit l'homme, avant de se retourner lentement. Maltazard montre enfin son visage et on le regrette déjà. C'est une horreur ambulante. Déformé, à moitié rongé, creusé par le temps, sa figure n'est plus qu'un champ dévasté. Des croûtes se sont formées çà et là autour de plaies encore suintantes. La douleur doit être permanente et elle se lit dans son regard d'homme usé par la vie. On aurait pu s'attendre à n'y voir que du feu et de la haine. Bien au contraire.
Ses yeux ont la tristesse des animaux en voie d'extinction, la mélancolie des princes déchus et l'humilité des survivants.
Mais Sélénia ne plonge pas trop ses yeux dans ceux de Maltazard, elle sait qu'ils sont la plus redoutable de ses armes. Combien sont tombés dans le piège de son regard aimable et ont fini grillés comme des amandes ?
Sélénia met son épée devant elle, prête à parer un mauvais coup.
Elle observe Maltazard et le reste de son corps. Ça ne ressemble pas à grand-chose.
Moitié minimoy, moitié insecte, il semble en pleine décomposition.
Quelques raccommodages grossiers tiennent les parties les unes aux autres et sa longue cape, vaguement transparente, dissimule le reste comme elle peut.
Ses mâchoires s'entrouvrent légèrement. Ça doit être un sourire mais on a mal pour lui.
- Je suis content de vous voir, princesse, dit-il d'une voix qu'il essaye d'adoucir. Vous m'avez manqué, ajoute-t-il, apparemment sincère.
Sélénia se redresse et lève son menton, comme une courageuse petite fille.
- Pas moi ! lui balance-t-elle. Et je suis venue pour vous tuer !
Clint Eastwood n'aurait pas fait mieux. Elle plante son regard dans celui de Maltazard, prête pour un éventuel duel, ignorant totalement la taille impressionnante de son adversaire. C'est David contre Goliath, Mowgli contre Sherkan.
- Pourquoi tant de haine ? lui demande Maltazard, que l'idée d'un combat fait sourire davantage.
- Tu as trahi ton peuple et massacré tous les autres, sauf ceux que tu as mis en esclavage ! Tu es un monstre !
- Ne parle pas de monstre ! ! s'emporte Maltazard, dont le visage a subitement viré au vert. Ne parle pas de ce que tu ne connais pas ! ajoute-t-il, avant de se calmer légèrement. Si tu savais comme c'est douloureux de vivre dans un corps mutilé, tu parlerais autrement.
- Ton corps était en parfait état, quand tu as trahi les tiens ! Ce sont les dieux qui t'ont infligé cette punition ! lui rétorque la princesse, bien décidée à ne rien céder.
Maltazard lâche un rire bien gras et tonitruant, comme un canon crache un boulet.
- Ma pauvre enfant... si seulement l'histoire pouvait être aussi simple, ou si seulement je pouvais l'oublier... avoue Maltazard en soupirant. Tu n'étais qu'une enfant quand j'ai quitté ton village. À l'époque on m'appelait Maltazard le bon, Maltazard le guerrier ! Celui qui veille et qui protège ! ajoute-t-il, avec des larmes dans la voix.
C'est vrai qu'à l'époque, Maltazard était un beau prince, fort et souriant. Il mesurait trois têtes de plus que tout le monde, ce qui lui valait les moqueries de ses camarades.
- Ses parents ont dû se tromper sur les doses de lait de gamoul ! s'amusait-on à dire, avec beaucoup de gentillesse. Cela le faisait sourire. Il n'avait pas tellement d'humour mais il savait que ces plaisanteries n'étaient que des compliments déguisés. Tout le monde admirait sa force et son courage.
À la mort de ses parents, dévorés pendant la guerre des Sauterelles qui opposa les deux peuples pendant plusieurs lunes, personne ne se risqua à de nouvelles plaisanteries, si gentilles fussent-elles.
Maltazard devint adulte sans que jamais cette douleur ne lui quittât le ventre.
Fidèle aux principes que lui avaient légués ses parents, il était courageux et serviable. Son sens de l'honneur et de la patrie s'était fortement développé.
Le village entier était devenu sa seule famille et il aurait lutté jusqu'à la mort pour la défendre.
Quand vint la terrible sécheresse, qui dura près de mille ans, il fallut envoyer une expédition pour chercher de l'eau. Même si les Minimoys n'aimaient pas se tremper dans ce liquide, il était néanmoins nécessaire pour les cultures et donc pour la survie du peuple minimoy.
C'est donc tout naturellement que Maltazard demanda la permission de commander l'expédition. L'empereur Sifrat de Matradoy, encore tout jeune à l'époque, lui donna le commandement, avec grand plaisir. Il représentait le fils qu'il voulait avoir et que Bétamèche deviendrait un jour. Mais en attendant le petit prince n'avait que quelques semaines, et l'empereur plaçait donc tous ses espoirs en lui. Sélénia s'était battue comme une tigresse, car elle estimait que c'était à elle que revenait cette importante mission. Même si elle n'était pas plus haute qu'un pépin de groseille, elle se disait que seule une princesse de sang était digne de cette mission. L'empereur avait eu le plus grand mal à calmer son ardeur et avait dû lui promettre que, plus tard, ce serait à elle de servir son peuple.
Maltazard partit donc un beau matin, fier comme un conquérant, la poitrine gonflée d'ardeur et de courage, et il quitta le village sous les applaudissements et les sifflets d'encouragement. Quelques jeunes filles ne purent s'empêcher de verser des larmes en voyant passer ce héros national en route pour la gloire.
Après quelques jours, le voyage prit une autre tournure. La sécheresse avait touché toutes les terres. Les survivants s'étaient organisés en bandes et défendaient leurs biens avec ardeur. Maltazard et ses hommes durent essuyer plusieurs assauts de pillards, attaquant de jour comme de nuit, tombant des arbres, sortant de la boue ou encore venant des airs, poussés par des vents imprévisibles.
Le convoi fondait à vue d'œil et après seulement un mois de voyage, il n'y avait plus que la moitié des chariots, et un tiers des hommes pour les conduire.
Plus ils s'enfonçaient à l'intérieur des terres, plus les contrées étaient hostiles, peuplées de bêtes féroces dont il ignorait jusque-là l'existence. Les forêts étaient sillonnées par des hordes sanguinaires qui ne pensaient qu'à boire ou piller, plus généralement les deux en même temps. Et plus si affinités...
Chaque ruisseau ou puits naturel qu'ils découvraient était toujours désespérément vide. Il fallait pousser encore plus loin.
L'expédition, encore réduite de moitié, traversa des forêts carnivores, des lacs de boue séchée aux émanations hallucinogènes, puis des plateaux désertiques et contaminés, que même l'homme semblait avoir abandonnés.
Maltazard subit toutes ces souffrances, toutes ces humiliations, sans sourciller. Jamais il ne faillit à sa mission et quand, au cœur d'une montagne, quasiment impénétrable, il trouva enfin un petit filet d'eau fraîche, il fut soulagé. Malheureusement, il ne restait plus qu'une seule charrette et quatre soldats pour la protéger. Maltazard et ses hommes remplirent la citerne à ras bord et s'engagèrent sur le chemin du retour.