La valeur de leur marchandise décupla la convoitise des tribus avoisinantes et le retour fut une horreur.
Finis les beaux principes, les règles de l'art, la chevalerie. Maltazard défendait son bien comme un chien affamé défend son os. Il devenait chaque jour plus monstrueux, n'hésitant pas à couper en deux tous ceux qui pouvaient représenter une menace, et il passa de l'art de la défense à l'art de l'attaque.
C'était, disait-il, la meilleure façon d'anticiper les problèmes. Une bonne attaque, rapide et sanguinaire, évitait toute discussion et toute défense laborieuse.
Maltazard devenait, sans s'en rendre compte, un animal enragé, sans aucune limite, aveuglé par sa mission.
Ses derniers soldats moururent aux cours de sanglants combats et il finit seul le voyage, tirant à mains nues la citerne qui contenait le précieux liquide.
Il arriva au village au lever du soleil. Il fut accueilli par une clameur incroyable. Un accueil qu'on réserve uniquement aux véritables héros, ceux qui marchent sur la Lune ou sauvent des pays tout entiers, à coups de vaccins.
Tel un sauveur, Maltazard fut porté et ballotté à travers le village aux bouts des bras des plus valeureux.
Quand il arriva devant l'empereur, il eut juste le temps de lui dire que sa mission était remplie, avant de tomber inanimé, terrassé par la fatigue.
Sélénia regarde Maltazard raconter son histoire. Elle est définitivement intéressée, mais ne laisse aucune émotion troubler son visage. Elle connaît les pouvoirs de ce magicien qui manie probablement les mots aussi bien que les armes.
- Quelques mois plus tard, les maladies et les ensorcellements contractés pendant le voyage, commencèrent à... altérer mon corps, poursuit Maltazard, d'une voix pleine d'émotion. La suite de l'histoire s'annonce des plus tragiques et des plus douloureuses à raconter.
- Peu à peu, la peur a envahi le village. La peur d'être contaminé. On s'éloignait à mon approche, on ne me parlait plus, ou très peu. Les sourires restaient polis mais forcés. Plus mon corps se détériorait, plus les gens me fuyaient. J'ai fini seul, dans ma hutte, coupé du reste du monde, seul avec ma douleur que personne ne voulait partager. Moi, Maltazard le héros, le sauveur du village, j'étais devenu, en quelques mois, Maltazard... le maudit ! Jusqu'au jour où ils décidèrent de ne même plus prononcer mon nom et de m'appeler par une lettre : M... le maudit !
Le prince déchu semble tout retourné d'avoir réveillé tant de douloureux souvenirs.
Sélénia compatit quelques secondes. Ce n'est pas son genre de se moquer de la souffrance des autres, mais elle a bien l'intention, calmement, de rétablir la vérité.
- La version qui est dans les livres d'Histoire est un peu différente ! se permet-elle d'ajouter.
Maltazard se redresse, intrigué par ces propos. Visiblement il ne savait pas que sa petite histoire était couchée dans le livre de la grande Histoire.
- Et... que dit la version officielle ? demande Maltazard, avec une pointe de curiosité.
La princesse prend sa voix la plus neutre et récite ce qu'elle a consciencieusement appris sur les bancs de l'école. À cette époque son professeur d'Histoire était Miro, la taupe. Qui d'autre, mieux que lui, du haut de ses quinze mille ans, pouvait raconter la grande Histoire ? Sélénia adorait ces cours où Miro s'emballait, revivait les grandes batailles, versait sa larme à l'évocation des mariages et couronnements qu'il avait eu l'honneur d'organiser. Et puis, à chaque fois qu'il racontait les grandes invasions, il ne pouvait s'empêcher de monter sur les tables, emporté par son récit, cerné de toute part, luttant seul contre l'envahisseur. Il finissait ses cours en sueur et filait directement faire une bonne sieste. L'histoire de Maltazard, il la connaissait par cœur et c'est probablement la seule qu'il racontait avec beaucoup de calme. Avec beaucoup de respect.
Maltazard était bien parti en héros, avec la bénédiction de l'empereur. L'expédition dura plusieurs mois et fut effectivement terrible.
Maltazard, qui avait appris la guerre selon des méthodes basées sur l'honneur et le respect, fut très vite obligé de réviser ses théories.
Le monde extérieur, affaibli par la sécheresse, était devenu un enfer dans lequel, pour survivre, il fallait devenir un diable. De nombreux récits remontaient des contrées lointaines, colportés par quelques vendeurs ambulants ou voyageurs égarés, et le peuple minimoy pouvait suivre à distance la déchéance de leur héros qui, las des agressions, commençait à piller à son tour. Il se battait pour une noble cause et la survie de son peuple, mais il pillait et massacrait pour arriver à ses fins.
Cette contradiction mettait tout le monde un peu mal à l'aise. On volait, on égorgeait, au nom de la survie, au nom des Minimoys.
Le peuple était un peu perdu. Le grand conseil se réunit et commença un débat qui dura pendant dix lunes. Ils sortirent tous épuisés, mais avec un nouveau texte, qui fut appelé : « Le grand livre des pensées ».
Il servit de base à la grande réorganisation que l'empereur entama.
Une société plus juste, fondée sur le respect des gens et des choses.
En quelques semaines, le village s'était métamorphosé. Plus rien n'était coupé ou arraché sans qu'on ait pensé à la conséquence d'un tel geste. On ne jetait plus rien. On se réunissait pour savoir comment récupérer, réutiliser. C'était le troisième commandement. Une phrase qu'avait prononcée Archibald le bienfaiteur, des années auparavant, et qui avait marqué les esprits.
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Il avait avoué que la phrase n'était pas de lui, mais qu'importe.
Le deuxième commandement était tiré d'un livre dont Archibald, encore lui, parlait souvent mais dont personne ne put se rappeler le titre. « Aime et respecte ton voisin, autant que toi-même. » Ce commandement était très apprécié et tout le monde s'y tenait, avec une application inégalable. On se souriait davantage, on se saluait, on s'invitait à partager les repas, même si la sécheresse en avait sérieusement réduit l'intérêt.
Le premier commandement était de loin le plus important et il avait été inspiré directement par la mésaventure de Maltazard.
« Aucune cause ne mérite la mort d'un innocent. » Le conseil avait adopté la phrase sans discussion et l'avait choisie comme premier commandement à l'unanimité. Les commandements étaient au nombre de trois cent soixante-cinq. Un par fleur. Et chaque jour un Minimoy digne de ce nom se devait de chérir un commandement.
Si Maltazard avait cruellement changé pendant son voyage, la société des Minimoys avait elle aussi fait un sacré chemin, et, quand Maltazard arriva au village avec son chariot tiré par une dizaine d'esclaves qu'il avait formés en cours de route, il reçut un accueil mitigé.
Bien sûr, l'empereur le remercia pour cette eau salvatrice qu'on s'empressa de stocker, mais il n'eut pas droit à la fête qu'il espérait.
On libéra tout d'abord les esclaves, en leur donnant de quoi se nourrir pour quelques jours, puis on pria longtemps pour tous les Minimoys qui n'étaient pas revenus de l'expédition. Maltazard était le seul survivant. Le seul donc à pouvoir nous raconter comment ses troupes se firent décimer et beaucoup de Minimoys avaient des doutes sur les circonstances exactes de ces disparitions.
Mais Maltazard n'avait que faire de ses insinuations et il prenait grand plaisir à narrer ses exploits qu'il décrivait avec beaucoup de fougue, mettant en avant sa bravoure et son courage qui augmentaient à chaque fois qu'il racontait à nouveau l'histoire.
Les gens l'écoutaient poliment en vertu du huitième commandement qui reconnaissait à chacun le droit de s'exprimer et du commandement numéro cinq cent quarante-sept qui précise qu'il est impoli de couper la parole.