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Mais très vite les exploits de Maltazard le glorieux n'intéressèrent plus personne. Il aurait pu partager ses souvenirs avec ses hommes, s'ils n'avaient pas tous péri dans des circonstances mal connues.

Maltazard se retrouva effectivement seul. Face à lui-même. Face à son passé.

Miro lui avait bien conseillé de parcourir « Le grand livre des pensées », mais Maltazard ne voulait rien entendre, et encore moins lire. Et puis comment avaient-ils pu écrire un tel ouvrage, sans même attendre son avis ?

Il avait sillonné les Sept Terres, en long, en large et en travers. Il avait combattu les peuples les plus redoutables, essuyé des tempêtes indescriptibles, vaincu des animaux qu'une imagination délirante n'aurait pu inventer. Toute cette expérience n'était même pas prise en compte et Maltazard en était profondément vexé.

-   Ce n'est pas un guide de la guerre que nous avons essayé d'écrire, mais un guide de bonne conduite ! lui avait répondu Miro. La réponse avait mis Maltazard dans une colère noire. Il quitta le village et partit se saouler dans tous les bars avoisinants, racontant ses faits de guerre à qui voulait bien les entendre.

Tous les jours, il s'enfonçait davantage dans l'alcool et la débauche, jusqu'à fréquenter les pires des insectes, souvent vénéneux, dont une très jeune coléoptère, d'apparence plutôt mignonne qui...

-   Tais-toi ! hurle tout à coup Maltazard. Ecouter le récit officiel lui devient insupportable.

Sélénia lui sourit. À en croire les gouttes de sueur qui perlent sur le front de Maltazard, il y a de fortes chances que sa version de l'histoire soit plus proche de la vérité que celle de Maltazard.

- Je n'ai croisé cette jeune fille qu'une seconde ! se défend-il, comme un coupable démasqué.

-   Tu lui as donné tes pouvoirs, elle t'a donné les siens ! rétorque la princesse, toujours aussi tranchante.

-  Ça suffit ! hurle Maltazard, fou de rage.

Ce qui ne lui va pas très bien, car, dès qu'il s'énerve, les plaies de son visage s'entrouvrent légèrement, laissant échapper une vapeur nauséabonde, comme si la pression qui est à l'intérieur se devait, coûte que coûte, de trouver un chemin vers l'extérieur.

Sélénia n'est nullement impressionnée, seulement touchée par la douleur qu'elle peut lire sur le visage de Maltazard. S'il ne supporte pas qu'on le contredise, il ne supporte pas d'avantage qu'on le regarde droit dans les yeux et encore moins avec compassion.

Il fait volte-face et commence à faire les cent pas dans son immense salon de marbre, histoire d'évacuer son énervement.

-  J'ai effectivement fêté mes victoires dans quelques bars avoisinants ! Les gens étaient tellement passionnés par mes récits qu'il aurait été cruel de les en priver !

-  Ben voyons ! murmure Sélénia entre ses dents.

-  Je me souviens d'une soirée mémorable où j'ai rencontré une remarquable indigène, issue d'une très bonne famille, se défend Maltazard, en racontant l'histoire comme ça l'arrange.

-  Une coleroptis-venemis, agréable à regarder mais dangereuse à fréquenter ! précise Sélénia.

- J'étais saoul ! s'exclame Maltazard, qui commence à montrer son vrai visage.

-   Quand on ne supporte pas l'alcool, on ne boit pas ! rétorque la princesse.

-  Je sais ! Je sais ! répond Maltazard, agacé par le bon sens de Sélénia.

-  Je me suis laissé un peu aller, porté par le souvenir, porté par l'alcool. Elle me tournait autour. Elle buvait mes paroles...

-  ... Et toi, tu buvais des Jack-fires, ajoute Sélénia, qui n'en rate pas une.

-   Oui ! ! avoue-t-il, excédé. Et à la faveur de la nuit, de cette pénombre colorée, elle m'a probablement arraché un baiser... finit-il par admettre avec tristesse. Un baiser langoureux et... vénéneux. Dans les jours qui suivirent, je commençai à me décomposer, rongé par le venin qui attaquait tout mon corps. Voilà comment un seul baiser a gâché toute ma vie.

-   Un seul baiser suffit à te lier pour la vie, le Minimoy que tu étais aurait dû s'en souvenir, lui rappelle Sélénia, mais Maltazard ne l'écoute plus. La nostalgie et la tristesse l'ont envahi.

-  J'ai quitté le village à la recherche de guérisseurs capables d'arrêter ce maléfice. J'ai servi de cobaye pour toutes sortes de breuvages, on m'a fait manger les plats les plus infects, recouverts des crèmes les plus repoussantes. On m'a même fait manger des vers, dressés pour se nourrir de ce poison. Ils sont tous morts avant même d'avoir atteint mon estomac. Dans la Cinquième Terre, j'ai croisé quelques jeteurs de sort qui m'ont pris beaucoup d'argent pour des amulettes ridicules. J'ai fumé toutes les racines qu'on peut trouver dans le royaume, rien n'a pu apaiser ma douleur. Une vie entière gâchée à cause d'un simple baiser.

Maltazard soupire, accablé par cette triste vérité qu'il ne peut oublier.

-   La prochaine fois, choisis mieux ta partenaire, lui dit Sélénia en cherchant à le piquer au vif.

Maltazard n'apprécie pas ce coup bas et lui lance un regard noir.

-   Tu as raison, Sélénia, dit-il en se redressant, la prochaine fois je choisirai la plus belle des partenaires, comme une fleur magnifique, que j'ai vue grandir et que j'ai toujours rêvé de cueillir.

Maltazard s'est remis à sourire et Sélénia s'inquiète.

-  Un arbre guérisseur a eu la bonté de me confier le secret qui pouvait me guérir du mal qui me ronge.

-  Les arbres sont toujours de bon conseil, reconnaît Sélénia qui, instinctivement, a reculé d'un pas.

Elle a bien fait car Maltazard, sans même s'en rendre compte, en a fait un vers elle.

-  Seuls les pouvoirs d'une fleur royale, libre, pure, pourraient me libérer de l'enchantement dont je fais l'objet et me redonner une apparence un peu plus humaine. Un seul baiser de cette fleur adorable et je serais sauvé !

Maltazard avance doucement, comme pour mieux tester la résistance de sa victime.

-  Le baiser d'une princesse n'a de pouvoir que s'il est unique ! rétorque Sélénia, bien renseignée sur le sujet.

-  Je sais ! Mais si mes renseignements sont bons... tu n'es toujours pas mariée ? dit-il avec assurance, trop content de voir son piège se refermer.

-  Tes renseignements datent un peu, dit-elle, simplement. Maltazard se raidit tout à coup. Si cette nouvelle est vraie, c'est une catastrophe, ainsi que l'assurance de passer le reste de sa vie dans cette pauvre carcasse.

Darkos toussote sur le côté et se permet d'entrer dans la pièce.

Il doit y avoir urgence pour qu'il bouscule ainsi le protocole, qui l'oblige d'habitude à se faire annoncer et à attendre que son père daigne le voir.

Maltazard l'autorise à approcher, d'un léger signe de tête, sentant que l'objet de sa visite est de la plus haute importance.

Darkos s'approche de son père avec précaution (on ne sait jamais de quoi il est capable) et murmure quelques mots à son oreille.

À l'annonce de cette nouvelle, les yeux de Maltazard doublent de volume.

La princesse s'est mariée sans prévenir, sans même lancer d'invitations.

Maltazard encaisse le choc. Tout espoir de retrouver un jour une vie normale vient de s'écrouler, comme ça, en quelques secondes, en une seule petite nouvelle. Comme quoi la vie peut ne tenir qu'à une nouvelle, un baiser, un fil.

Il reste groggy quelques instants, comme un boxeur surpris par un crochet.

Ses jambes flageolent quelques instants, mais il se ressaisit. C'est ce qu'il fait, depuis des lunes, se ressaisir, se tenir, patienter. Il a absorbé plus de coups dans sa vie, qu'un punching-ball de démonstration.

Il pousse un soupir, en essuyant cette nouvelle défaite, amère et irrévocable.

-   Bien joué ! dit-il à la princesse, qui s'attend déjà à des représailles.