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Archibald adresse un dernier signe de la main et se jette sur le verre qui aussitôt l'absorbe. Le vieil homme disparaît, comme une tartine dans la confiture.

Archibald, ballotté par la magie, traverse une à une les lentilles qui rapetissent au fur et à mesure qu'il grandit.

L'extrémité de la longue-vue finit par le cracher, comme un vulgaire détritus qui gonfle au contact de l'air et de la lumière.

En trois roulades dans l'herbe grasse, Archibald a retrouvé sa taille normale.

Il souffle un bon coup et décide de rester quelques secondes les fesses par terre, histoire de se remettre de ses émotions. Le chef des Matassalaïs vient se planter devant lui. L'homme l'accueille avec un magnifique sourire, montrant toutes ses belles dents blanches.

-  Tu as fait bon voyage, Archibald ? lui demande le chef.

- Magnifique ! Un peu long mais... magnifique ! lui répond le grand-père, tellement soulagé de retrouver son vieil ami.

- Et Arthur ? s'inquiète l'Africain.

- Il arrive !

Nos amis minimoys ne semblent pas très pressés de voir partir le brave Arthur et lui non plus n'a pas l'air d'avoir envie de disparaître dans cette masse gélatineuse qui va l'avaler, comme un caméléon avale une mouche collée sur sa langue. Mais c'est le prix à payer s'il veut rejoindre les siens et raconter ses incroyables aventures à sa grand-mère, en espérant qu'elle ne soit pas déjà morte d'inquiétude. Bétamèche s'approche de lui, visiblement ému.

-   On va s'ennuyer sans toi ! Reviens vite ! supplie le petit prince.

-  À la dixième lune, c'est promis ! répond Arthur en levant la main vers le ciel et en crachant par terre.

Bétamèche est un peu surpris par cette coutume, mais elle lui plaît bien et il l'adopte aussitôt.

-   Promis ! dit Bétamèche en levant la main et en crachant largement par terre.

Arthur ne peut s'empêcher de rire de ce petit bonhomme qui n'en rate décidément pas une.

-  On se dépêche ! rappelle le passeur. Le passage se fermera dans dix secondes !

Arthur s'avance devant l'immense lentille qui déforme son reflet.

Sélénia s'approche à son tour, un peu timide. Elle a du mal à contenir son émotion.

Arthur se tient face à elle et se tortille, mal à l'aise.

-   Mille ans pour choisir un mari et je n'en aurai profité que quelques heures ! lui dit gentiment la princesse, qui retient ses larmes.

-   Je dois rentrer, ma famille doit être morte d'inquiétude, comme l'était la tienne.

-   Bien sûr, bien sûr, approuve Sélénia, sans conviction.

-   Et puis dix lunes, ce n'est pas si long, ajoute Arthur qui se veut rassurant.

-   Dix lunes, c'est des millions de secondes que je passerai sans toi, lâche Sélénia qui ne peut retenir davantage ses larmes. Arthur aussi a les yeux tout embués. Il recueille du bout d'un doigt les larmes de son épouse et l'embrasse.

-   Des millions de secondes, voilà de quoi éprouver notre désir, comme le réclame la tradition, comme le réclame le protocole, rappelle Arthur, avec amertume.

-  ... Au diable le protocole ! lâche la princesse en jetant ses lèvres sur celles d'Arthur.

Les deux amoureux se serrent l'un contre l'autre et s'embrassent de toutes leurs forces. Un vrai baiser d'amour. Le premier. Le plus beau. Le plus délicieusement interdit. Sélénia pose ensuite ses mains sur les épaules d'Arthur et le pousse violemment en arrière. Le baiser s'interrompt, leurs lèvres se séparent et Arthur disparaît, absorbé par le verre qui ne demandait que ça.

-   Sélénia ! a-t-il juste le temps de hurler, avant que sa voix soit totalement étouffée par la matière.

Arthur est ballotté dans tous les sens par des courants incontrôlables.

Il comprend mieux maintenant ce que ressentent les alpinistes, pris dans ces avalanches monstrueuses qu'ils décrivent longuement.

Arthur se débat dans la masse et surtout ne cesse de bouger, comme le conseillait « Premier de cordée », son livre préféré avant qu'il ne tombe sur le récit des aventures africaines de son grand-père.

Les lentilles qu'il traverse sont de plus en plus petites et de plus en plus dures.

La dernière est comme un mur et Arthur se fait un peu mal à la tête en la traversant.

À peine est-il dehors que ses poumons se remplissent d'un air trop pur. Son corps entier se gonfle comme une baudruche, comme un airbag après un choc.

Arthur est projeté à terre et part aussitôt en roulade.

Il finit à quatre pattes dans l'herbe, face à une truffe qui remue la queue.

Alfred, trop heureux de voir son maître, n'attend pas qu'il se remette de ses émotions et lui lèche le visage. Arthur éclate de rire et se défend comme il peut de ses assauts baveux.

-   Arrête, Alfred ! Laisse-moi respirer deux secondes ! se plaint gentiment Arthur, tellement content de retrouver son plus fidèle ami.

Archibald vient à la rescousse en lui tendant la main.

À peine est-il sur pied qu'il aperçoit sa mère, toujours dans les pommes.

Le petit Arthur se rue dans sa direction et se penche sur elle.

-  Que lui est-il arrivé ? demande l'enfant, inquiet.

-   Elle nous a vus et elle est tombée dans les oranges, explique simplement le chef matassalaï, tenant le fruit à la main, comme s'il s'agissait d'une preuve irréfutable.

-    Chez nous on appelle ça des pommes ! lui répond Archibald, amusé de pouvoir jouer avec les mots. L'Africain regarde son orange sans comprendre.

Arthur caresse affectueusement le visage de sa mère.

-   Réveille-toi, petite maman ! C'est Arthur ! chuchote-t-il, d'une voix si douce que sa mère finit par se réveiller, charmée par cette belle mélodie.

Elle ouvre doucement les yeux et découvre avec émerveillement le visage de son fils, en pleine forme. Elle pense d'abord qu'elle n'a pas tout à fait fini son rêve, alors elle sourit aux anges et referme doucement ses paupières.

-  Maman ? ! insiste Arthur en lui tapant sur la joue.

La mère rouvre grand les yeux tout d'un coup.

-   Ce n'est pas un rêve ? ! demande-t-elle, le visage ahuri.

-   Mais non ! C'est bien moi, Arthur ! Ton fils, dit-il en la secouant légèrement par les épaules.

La mère réalise qu'elle a retrouvé son fils et fond immédiatement en larmes.

-   Oh ! Mon petit fils adoré ! lui dit-elle en retombant dans les pommes et les oranges.

De l'autre côté du jardin, la grand-mère ne soupçonne pas le drame qui s'est déroulé et elle accompagne Davido jusqu'au perron. L'infâme propriétaire scrute à l'horizon la petite route qui serpente sur la colline. Il regarde à nouveau sa montre qu'il tient en permanence dans la main, comme un chronométreur officiel.

-   Midi pile ! annonce-t-il fièrement à sa seule spectatrice, les deux policiers comptant, à ses yeux, pour du beurre. Midi pile et toujours rien à l'horizon ! se sent-il obligé d'ajouter. À moins que ce ne soit par pur plaisir, pour remuer le couteau dans la plaie.

Davido pousse un grand soupir avant d'ajouter, faussement désespéré :

-  Je crains fort que même en ce beau dimanche, pourtant jour du Seigneur, il n'y ait pas de miracle !

Il profite de ce qu'il tourne le dos à la grand-mère pour ricaner bêtement. Il ferait un bon séide. La mamie est bien peinée et les deux policiers bien embêtés. Ils aimeraient tellement l'aider, cette pauvre femme, mais la loi est aujourd'hui du côté de Davido et les policiers font malheureusement bien leur travail.

Le vilain rictus de Davido se dissipe et il reprend son sérieux. En se raclant la gorge, il se retourne vers la grand- mère, qui n'est plus seule. Archibald et Arthur sont à ses côtés, la tenant chacun par un bras. Comme par enchantement. Comme par miracle. Davido en reste sans voix, la mâchoire pendante.