- Oui. Le prince doit être choisi avant que je prenne mes fonctions de souveraine. C'est comme ça. C'est la règle, lui répond Sélénia, qui augmente la cadence pour éviter d'autres questions.
Arthur pousse un léger soupir. Si seulement il avait un peu de temps. Le temps de savoir si cette petite chaleur qu'il sent dans sa poitrine, et qui souvent lui monte aux joues, peut être considérée comme une manifestation de l'amour. Tout comme ces mains moites sans raison et cette petite fièvre qui lui enflamme le front.
Le temps aussi de bien comprendre le mot « amour ». Un mot beaucoup trop gros pour lui. Tellement gros qu'il ne sait pas par quel bout le prendre.
Il aime sa grand-mère, son chien, sa voiture, mais n'ose pas dire qu'il aime Sélénia. D'ailleurs, rien que d'y penser, le voilà qui rougit.
- Qu'est-ce qu'il t'arrive ? lui demande la princesse, amusée.
- Rien du tout ! balbutie Arthur, qui rougit davantage. C'est juste la chaleur, il fait tellement chaud ici !
Sélénia sourit de ce petit mensonge. Elle décroche au passage l'une des nombreuses petites stalactites qui pendent à la paroi et tend le morceau de glace à Arthur.
- Tiens passe-toi ça sur le front, ça va te calmer !
Arthur la remercie et se colle le morceau de glace sur le front.
Sélénia sourit davantage. Elle sait bien que la chaleur qui l'anime n'a pas grand-chose à voir avec la température ambiante. Il fait environ zéro degré dans ce gouffre sans fin. Mais elles sont comme ça les vraies princesses, toujours à s'amuser des sentiments des autres. Il n'y a évidemment que les siens qui aient de l'importance.
Le bâton de glace a déjà fondu et Arthur hésite à en prendre un autre.
Mais un sursaut de fierté, ou de courage, l'envahit soudain. Le voilà qui se rapproche de la princesse pour engager une conversation.
L'amour donnerait-il des ailes ?
- Puis-je te poser une question personnelle, Sélénia ?
- Tu peux toujours la poser, je verrai si je la prends ! lui répond la princesse, toujours aussi maligne.
- Tu dois te choisir un mari dans les deux jours mais... en mille ans, tu n'en as pas trouvé un seul qui te convenait ? questionne Arthur.
- Une princesse de mon rang mérite un être exceptionnel, intelligent, courageux, téméraire, bon cuisinier, aimant les enfants... énonce-t-elle avant que son père ne lui coupe la parole.
- Qui fait bien le ménage et la lessive, pendant que madame fait la sieste ! l'interrompt Bétamèche, ravi de casser le bel élan de sa sœur.
- Un être hors du commun, qui comprend sa femme et la protège, même contre la bêtise de certains membres de sa famille ! rétorque Sélénia, son regard noir rivé sur son frère. Et puis Sélénia se met à rêver à voix haute :
- Un homme beau évidemment, mais aussi droit, loyal, ayant le sens du devoir et des responsabilités. Un être infaillible, généreux et lumineux !
Son regard accroche celui d'Arthur. Il est dépité. Chaque adjectif a sonné comme un coup de marteau qu'on lui donnait sur la tête.
- ... Pas l'un de ces faibles qui se saoulent à la moindre occasion ! ajoute la princesse, histoire de l'achever.
- ... Bien sûr... répond Arthur, l'échine courbée sous le poids du malheur.
Comment avait-il pu imaginer une seule seconde qu'il avait une chance ?
Lui, Arthur, du haut de son un mètre trente, réduit à quelques millimètres. Du haut de ses dix ans, qui sonnent comme une seconde dans la vie de Sélénia.
Arthur n'est rien de tout ça. Ni infaillible ni lumineux, et s'il avait à se décrire, il utiliserait plus facilement les adjectifs : petit, bête et moche.
- Choisir son fiancé est la chose la plus importante pour une princesse. Et le premier baiser est un moment crucial, affirme Sélénia. Mais cela n'a rien à voir avec le plaisir qu'on peut éprouver lors d'un premier baiser ! L'acte est ici beaucoup plus symbolique car c'est lors de ce premier baiser que la princesse transmet tous ses pouvoirs au prince. Des pouvoirs immenses qui lui permettront de régner à ses côtés. Tous les peuples des Sept Terres lui devront allégeance.
Arthur ne soupçonnait effectivement pas l'importance de ce premier baiser et comprend mieux pourquoi Sélénia se doit d'être prudente et de bien choisir.
- Et c'est pour ça que... M veut t'épouser, c'est cela ? C'est pour tes pouvoirs ? la questionne Arthur.
- Non ! c'est pour sa beauté, sa gentillesse et surtout pour son bon caractère ! glisse sournoisement Bétamèche. Sélénia ne répond même pas et se contente de hausser les épaules.
C'est vrai qu'elle est belle cette petite princesse qui trottine fièrement le long de ce gouffre suintant, ignorant la peur et le vertige. Elle est certes un peu prétentieuse mais qui ne le serait pas avec des yeux comme ça ?
Arthur la boit du regard, prêt à lui pardonner tous les défauts de la terre en échange d'un sourire. C'est d'ailleurs la seule chose qu'il espère, un sourire, car tout le reste lui paraît inaccessible. Elle est bien trop belle, trop grande, trop intelligente et trop princesse pour s'intéresser davantage à un petit bonhomme comme lui. Il le sait bien et pourtant, une petite force en lui, provenant probablement de la région du cœur, le pousse inlassablement à se découvrir, à se livrer. Comme une fleur qui attendrait la pluie, jusqu'à la mort.
- Il ne m'aura jamais ! lance Sélénia, comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. Arthur le prend pour lui, évidemment. Il baisse donc la tête, accablé par cette nouvelle. Sélénia sourit en coin.
- Je parlais de M le maudit, évidemment, dit-elle, plus espiègle que d'habitude.
Arthur se redresse un peu. Il aimerait tellement pouvoir lui parler sans peur, lui dire tout ce qu'il pense, tout ce qu'il ressent, et lui poser les mille et une questions qui lui brûlent les lèvres. À force de les garder, l'une d'elles finit par lui échapper.
- Quand tu vas devoir choisir ton... mari, comment vas-tu faire la différence entre ceux qui sont là pour tes pouvoirs et ceux qui t'aiment... vraiment ?
Il y a tellement de sincérité dans la voix de ce petit garçon que même une belle princesse prétentieuse ne peut pas y être insensible. Et peut-être pour la première fois, elle daigne le regarder avec un peu de tendresse au fond des yeux. C'est un regard doux et tendre, comme un petit morceau de coton rose, comme une plume, comme les premiers mots d'une chanson d'amour.
Arthur n'ose pas la regarder plus de trois secondes. Il y a des chansons qui enivrent, qui vous font perdre la tête.
Arthur ne veut pas succomber. Pas tout de suite.
Sélénia sourit et s'amuse de la gêne du jeune homme.
- C'est très facile de distinguer le vrai du faux, de savoir si un prétendant est sincère ou juste attiré par l'appât du gain et du pouvoir. J'ai un test pour ça.
Sélénia a lancé l'hameçon et elle regarde Arthur tourner autour.
- Quel... quel genre de test ? lâche Arthur, prêt à gober.
- Un test de confiance. Celui qui prétend aimer sa promise doit être capable de lui faire entièrement confiance. Une confiance aveugle, qu'il doit avoir en elle, autant qu'en lui- même. Et c'est généralement très difficile à faire, pour un homme, lui explique Sélénia, toujours aussi maligne. Son petit poisson a la bouche ouverte et ne demande qu'à gober.
- Moi, tu peux me faire confiance, Sélénia, répond Arthur, débordant de sincérité, en mordant à l'hameçon.
Sélénia sourit. Dans l'épuisette, le petit poisson.
Elle s'arrête et le regarde un instant.
- Vraiment ? lui demande-t-elle, ses yeux en amande fixés sur lui, aussi redoutables que ceux de Kaa, le serpent.
- Vraiment ! lui répond Arthur avec une honnêteté déconcertante.
Sélénia sourit davantage.