- C'est une demande en mariage ? demande-t-elle avec une petite pointe d'ironie.
On dirait un chat qui s'amuse d'un poisson rouge affolé dans son bocal.
D'ailleurs, Arthur est aussi rouge qu'un poisson.
- Ben... je sais, je suis encore un peu jeune... balbutie-t-il, mais je t'ai sauvé plusieurs fois la vie et...
Sélénia l'interrompt sèchement.
- L'amour, ce n'est pas protéger ce qu'on ne veut pas perdre ! L'amour, c'est donner tout à l'autre, même sa vie, sans hésiter, sans même y penser !
Arthur est troublé. Il voyait l'amour comme quelque chose de grand et fort, mais avec des contours encore mal définis. Le seul effet qu'il lui connaissait c'était cette chaleur incontrôlée qui lui traversait le corps comme un chocolat chaud, et qui avait la fâcheuse tendance à faire battre son cœur beaucoup plus vite.
Il fallait donc respirer davantage et plus il respirait, plus sa petite tête lui tournait. Voilà ce qu'était pour lui l'effet de l'amour, une douce liqueur qui faisait perdre l'équilibre. Il n'avait pas compris que l'enjeu était beaucoup plus important et qu'on pouvait, à l'occasion, y laisser sa vie.
- Tu serais prêt à donner la tienne ? Par amour pour moi ? lui lance Sélénia, toujours aussi espiègle. Arthur est un peu perdu. Il n'y a pas d'issue dans son bocal. Seulement une paroi lisse qui le laisse tourner en rond.
- Ben... si c'est la seule façon de prouver son amour... oui, concède-t-il, pas vraiment rassuré par la tournure que pourraient prendre les événements.
Sélénia se rapproche et tourne autour de lui, comme une souris autour d'un morceau de fromage.
- Bien... voyons si tu dis vrai, lance-t-elle. Recule !
Arthur prend quelques secondes pour réfléchir. Si un pas en avant n'engage à rien, il en est sûrement de même pour un pas en arrière. Il recule donc légèrement, se réjouissant d'avoir passé cette première épreuve.
- Recule encore, lui ordonne Sélénia, une pointe de machiavélisme dans le regard. Arthur jette un coup d'œil à Bétamèche qui lève les yeux au ciel et soupire. Les jeux de sa sœur ne l'ont jamais amusé. Surtout celui-là qu'il semble connaître par cœur.
Arthur hésite un instant encore, puis recule d'un bon pas.
- Recule encore ! lui ordonne à nouveau Sélénia.
Arthur regarde discrètement derrière son épaule. Il y a bien le précipice, celui qu'ils suivent depuis des heures. Une belle crevasse, tellement profonde qu'elle disparaît dans le noir absolu.
Arthur comprend mieux l'épreuve. On est loin du Jacadi traditionnel.
Mais le petit homme se doit de prouver son courage et il recule une nouvelle fois, jusqu'à ce que ses talons touchent le bord du précipice.
Sélénia affiche un beau sourire, témoin de sa satisfaction. C'est qu'il est docile ce petit poisson, a-t-elle l'air de penser, mais l'épreuve n'est pas finie.
- Je t'ai demandé de reculer. Pourquoi t'arrêtes-tu ? Tu n'as plus confiance ?
Arthur est un peu confus et n'arrive pas à faire le lien entre l'amour et la confiance, le pas en arrière et le gouffre qui l'attend. Il regrette d'un seul coup toutes ces heures où il a sommeillé en cours de mathématiques. Peut-être qu'avec de meilleures notions, il aurait pu résoudre cette équation qui lui paraît aujourd'hui insoluble.
- Tu n'as pas confiance en moi ? insiste Sélénia, trop heureuse de prouver les limites de l'amour et le bien-fondé de sa théorie.
-... Si ! lui répond Arthur, j'ai confiance en toi.
- Alors pourquoi tu t'arrêtes ? lui lance la princesse, aussi sûre d'elle que provocante.
Arthur cherche un peu et trouve sa réponse.
Il se redresse doucement, gonfle ses petits poumons et regarde Sélénia droit dans les yeux.
- Je m'arrête... pour pouvoir te dire adieu ! dit-il solennellement.
Même si Sélénia continue à sourire, une lueur de panique se lit dans ses yeux.
Bétamèche, lui, a compris tout de suite.
Le pauvre gamin, trop honnête et trop entier pour jouer au jeu pervers de sa sœur, va commettre l'irréparable.
- Ne fais pas ça, Arthur ! bredouille Bétamèche, trop inquiet pour faire le moindre mouvement vers Arthur.
- ... Adieu ! dit Arthur, plus théâtral que Sarah Bernhardt. Le sourire de Sélénia se décompose, comme un château de cartes trop longtemps resté en équilibre. Ce qui n'était qu'un jeu va tourner au cauchemar.
Arthur fait un grand pas en arrière. Sélénia aussi.
- Non ! s'écrie-t-elle, ébahie. Elle porte ses deux mains au visage, tandis qu'Arthur disparaît, happé par ce gouffre sans fin.
Sélénia hurle de désespoir. Elle s'est retournée pour ne plus voir le gouffre. Ses jambes ne la portent plus et elle tombe à genoux, comme pour une prière malheureusement bien tardive.
Elle est effondrée, le visage noyé dans ses mains, dans ses pleurs. Elle réalise à peine ce qui vient de se passer.
- C'est sûr qu'avec un test pareil tu risques pas de te marier ! lance Bétamèche qui hésite entre colère et désespoir.
Mais pendant que Sélénia pleure toutes les larmes de son corps, les yeux collés au fond des mains, Arthur apparaît en l'air, comme s'il avait rebondi sur quelque chose.
Arthur est dans une position qu'il ne semble pas vraiment contrôler, mais il parvient tout de même à mettre son doigt sur sa bouche pour réclamer le secret à Bétamèche. L'étonnement passé, le petit frère joue le jeu et promet son silence avant qu'Arthur ne disparaisse à nouveau.
Sélénia n'a rien vu, trop préoccupée de son malheur.
- C'est vrai qu'à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler, lui balance Bétamèche, plus moraliste que jamais. Sa sœur secoue la tête, prête à accepter, sans sourciller, tous les torts et griefs qu'on pourrait lui proposer. Bétamèche jubile. Pour une fois qu'il a l'occasion de punir un peu sa sœur, il ne va pas se priver et il enfonce le clou là où ça fait le plus mal.
- Comment tu appellerais, toi, une princesse qui laisse ainsi mourir le plus dévoué de ses prétendants ?
- Une petite peste ! égoïste et prétentieuse ! lâche Sélénia, émouvante de sincérité. Comment ai-je pu faire ça ? Comment ai-je pu être aussi stupide et aussi méchante à la fois ? Je me prends pour une princesse et je me comporte comme la dernière des mauvaises filles ! Je ne mérite ni mon nom, ni mon rang ! Et aucun châtiment ne pourra racheter ma faute !
- Effectivement, c'est impossible, renchérit Bétamèche, tandis qu'Arthur apparaît de nouveau, dans une position encore plus loufoque.
- Je ne suis animée que par l'orgueil et la cruauté ! sanglote la princesse. Moi qui pensais qu'il n'était pas digne de moi, quand c'était moi qui n'étais pas digne de lui. Ma tête le sacrifie alors que mon cœur l'avait choisi.
- Ah bon ? Comment ça ? s'intéresse Bétamèche, qui profite du désarroi de sa sœur.
- Dès la première seconde où je l'ai vu, mon cœur s'est mis à battre la chamade, avoue Sélénia entre deux sanglots. Il était tellement mignon, avec ses grands yeux marron et son air perdu. La gentillesse et la beauté illuminaient son visage, tandis que sa silhouette, fine et fragile, respirait la noblesse. Sans le savoir, il marchait déjà comme un prince. Sa démarche était gracieuse, légère...
Arthur rebondit une nouvelle fois, dans une posture des plus scabreuses illustrant mal les propos de la princesse et évoquant plutôt un pantin désarticulé, soumis aux caprices de l'apesanteur.
- Il était bienveillant, brillant, excellent ! lâche la princesse qui ne tarit pas d'éloges sur son amoureux disparu.
- Charmant ? demande Arthur à l'occasion d'une nouvelle galipette.
- Le plus charmant de tous les princes que les Sept Terres ont jamais connu. Il était charmeur, batailleur...