- Sélénia ? ! Ne me laisse pas, je t'en supplie ! Je ne me moquerai plus jamais de toi ! Je te le jure sur les Sept Terres et même sur la mienne ! ! supplie Arthur, mais ses prières n'ont pas d'écho. Le bord du gouffre où se tenait Sélénia reste désespérément vide. Elle est partie. Pour de bon. Arthur est anéanti. Pour s'être amusé des sentiments d'une princesse, il va périr, dévoré par l'enfer et ses huit pattes poilues. Le jeune garçon a beau se débattre comme un beau diable, rien n'y fait. C'est même pire. Chaque geste le colle et l'emmêle davantage, et, à force de gesticuler dans tous les sens, il finit par manquer de force. Il est ficelé comme un rosbif, prêt à rentrer au four. Un bon petit gigot qui va faire la joie de la belle croqueuse.
- Sélénia, je t'en supplie, je ferai tout ce que tu voudras ! hurle-t-il dans un dernier élan d'espoir.
La tête de la princesse apparaît tout d'un coup, comme un petit diable sort de sa boîte. Elle est juste au-dessus de lui, à l'envers.
- Tu promets de ne plus jamais te moquer de Son Altesse Royale ? lui demande-t-elle sournoisement.
Arthur est aux abois et absolument pas en position de négocier quoi que ce soit.
- Oui, je te le jure ! Maintenant détache-moi vite ! supplie Arthur.
Sélénia n'a pas l'air pressée de sortir son épée du fourreau.
- Oui qui ? demande-t-elle lentement, comme pour faire durer le plaisir de l'avoir à sa merci.
- Oui, Votre Altesse ! lance Arthur trop pressé d'en finir.
- Votre Altesse comment ? insiste-t-elle.
- Oui, Votre Altesse Royale ! lui hurle Arthur, tellement fort qu'il la décoiffe.
Sélénia hésite un instant à le punir davantage pour ce nouvel affront, mais elle se ravise et se recoiffe d'un geste de la main, tout en grâce.
- Deal ! lui concède Sélénia, en levant le menton comme seules les princesses savent le faire.
L'araignée est sur eux, sa gueule baveuse grande ouverte. Arthur aimerait hurler mais il est tétanisé et aucun son ne sort de sa bouche ouverte.
Sélénia se redresse, pivote sur elle-même et met une grande baffe à l'araignée.
L'animal s'arrête net, complètement groggy. La bestiole secoue légèrement la tête et constate que sa mâchoire fait maintenant un drôle de bruit.
C'est qu'elle a frappé fort la petite princesse et ça sent la machine qui a perdu des boulons...
Sélénia regarde l'animal droit dans les yeux.
- Mange pas n'importe quoi, ma grande, tu vas te faire mal à l'estomac ! lui dit la princesse, avec un aplomb qui laisse l'araignée sans voix.
D'ailleurs, il n'y a pas que l'araignée qui est sans voix. Arthur est bouche bée. Il n'en croit pas ses yeux. Elle vient de claquer le bec à une araignée.
Il y a quelques heures encore, cette vision lui serait apparue comme des plus farfelues et sa mère l'aurait sûrement envoyé au lit avec deux aspirines.
Sélénia claque des doigts en direction de Bétamèche, juché sur un petit rocher.
- Bétamèche, friandise ! ordonne la princesse.
Bétamèche fouille aussitôt dans ses poches et en sort une sucette ronde, un peu comme les Chupa-Chups, enrobée d'un magnifique papier en pétale de rose. Le jeune frère jette la sucette à sa sœur qui l'attrape d'une main. De l'autre, elle enlève le papier et la sucette devient tout à coup énorme, comme un airbag sous l'effet d'un choc.
- Tiens, prends ça, tu vas m'en dire des nouvelles ! promet Sélénia en fourrant la grosse boule rose dans la bouche de l'araignée.
L'animal reste un instant sans bouger, comme un enfant qui se retrouve pour la première fois avec une tétine dans la bouche. L'araignée regarde en louchant le bâton qui sort de sa bouche et ne sait pas trop quoi faire.
- Vas-y, elle est à la framboise, lui précise Sélénia.
À ces mots, l'araignée n'hésite plus et se met à téter.
Ses yeux rouge sang tournent doucement au rose pale, couleur framboise, et ils s'allongent en forme d'amande. Sélénia lui sourit.
- Bonne fille ! lui dit-elle, avant de revenir à son mouton, toujours ficelé sur sa broche. Elle sort son épée et tranche les liens de part et d'autre.
- Tu m'as sauvé la vie et j'ai sauvé la tienne. On est quittes, lâche Sélénia comme si elle annonçait le résultat d'un concours.
- Tu n'as rien sauvé du tout ! s'insurge Arthur. Depuis le début tu savais que je ne risquais rien ! Tu m'as juste laissé mariner pour que je te fasse des promesses !
- Toi aussi, tu savais que tu ne risquais rien ! Après ton premier pas en arrière, tu as regardé derrière et tu as vu qu'il y avait une toile d'araignée qui arrêterait ta chute ! Mais monsieur a voulu jouer les malins et s'est fait prendre à son propre piège ! lui rétorque Sélénia, dont la voix est montée d'un ton.
- Et madame qui joue les princesses de fer et qui pleure comme une Madeleine dès qu'elle perd son petit bonhomme qui sert à rien ! réplique Arthur qui s'énerve un peu.
- Dites donc, vous feriez un sacré couple tous les deux ! plaisante Bétamèche. Vous ne risquez pas de vous ennuyer pendant les longues soirées d'hiver !
- Toi, te mêle pas de ça ! lui répondent en chœur Sélénia et Arthur.
- Tu as prétendu mourir pour moi et tu n'as fait que te moquer de moi. Tu n'es qu'un sale menteur ! ajoute la princesse, excédée.
- Et toi tu veux que je te dise ? Tu n'es qu'une espèce de... Sélénia lui coupe la parole :
- Tu as déjà oublié la promesse que tu viens juste de me faire ?
Arthur grimace et se tortille comme un ver. C'est une autre forme de piège qui est en train de se refermer sur lui.
- Je t‘ai promis sous l'effet de la menace et... de la peur ! se défend-il.
- Ça reste tout de même une promesse oui ou non ? insiste Sélénia.
- ... Oui, finit-il par concéder à contrecœur.
- Oui qui ? demande Sélénia, désireuse de rappeler les termes de la promesse.
Arthur soupire un grand coup.
- Oui, Votre Altesse Royale, répond-il, en regardant ses chaussures.
- À la bonne heure ! se réjouit-elle, avant de monter sur la patte avant de l'araignée et de l'enfourcher.
- Allez, en route ! lance-t-elle à ses deux acolytes. Bétamèche saute de pierre en pierre et prend suffisamment d'élan pour grimper le long de la patte de l'animal.
Il vient se coller derrière sa sœur, trop content d'utiliser enfin un véhicule confortable. Il est vrai que la fourrure épaisse de l'animal permet de se caler à souhait, comme un calife, au milieu de ses poufs en soie.
- Alors tu viens ? crie Bétamèche à Arthur qui n'a toujours pas bougé, tellement il est subjugué par ce qu'il voit. En moins de cinq minutes, il lui a fallu admettre qu'il allait se faire dévorer par une araignée géante, puis que le même monstre velu allait lui servir de dromadaire.
Il aura suffi d'une princesse à la baffe facile et d'une sucette gonflable pour rendre l'animal aussi docile qu'un pudding. Même Alice, pourtant habituée au pays des merveilles, aurait déjà piqué une crise de nerfs.
- Allez, dépêche-toi ! On a déjà perdu assez de temps comme ça ! lui rappelle Sélénia. Ou préfères-tu peut-être courir derrière comme un fidèle Miloo.
Bien qu'il ne sache pas à quoi ressemble un Miloo, il imagine aisément quel genre d'animal domestique pourrait courir docilement à côté du véhicule.
Arthur prend son courage à deux mains, mais c'est une expression car il s'en sert, en réalité, pour attraper la patte avant et velue de l'araignée. Il grimpe le long de ce poteau qui lui paraît sans fin, s'agrippe à la fourrure et vient s'asseoir à califourchon dans le dos de Bétamèche.
- En route, ma belle ! crie Sélénia en pressant vigoureusement des talons sur le flanc de l'animal.