Ce n'est pas vraiment par solidarité, c'est tout simplement pour éviter qu'on découvre son trésor à lui, une bonne dizaine d'os à moelle qu'il a patiemment mis de côté, en bon économe qu'il est.
Sa femme, en parfaite épouse, sort de la maison, un plateau à la main.
Elle a préparé une cruche en cristal, pleine de glaçons, et une petite assiette où elle a disposé des quartiers d'orange, soigneusement épluchés.
- Chéri ! chantonne-t-elle en avançant comme elle peut sur ce terrain miné.
La lune a beau la guider, la pauvre femme n'y voit pas grand-chose. Elle aurait dû mettre ses lunettes, mais sa coquetterie naturelle la pousse souvent à ne pas les mettre en public.
Une coquetterie qui va lui coûter cher, car elle ne voit pas la queue du chien et la catastrophe qui va avec.
Elle pose son talon sur l'extrémité d'Alfred, qui hurle tout à coup.
La mère hurle à son tour, comme pour répondre à Alfred. Un cri si perçant qu'elle en perd l'équilibre. Un pas en avant, un pas en arrière, pour mieux suivre les oscillations du plateau, puis elle met un pied dans le trou.
Tout ceci l'a rapprochée de son mari.
La cruche glisse sur le plateau et, d'un geste réflexe surprenant, la femme parvient à la retenir par l'anse. Elle a sauvé la cruche, mais pas son contenu. Son mari reçoit l'eau glacée en pleine figure. Il pousse à son tour un cri inhumain et se débat avec les glaçons qui se faufilent partout, principalement dans sa chemise.
Alfred fait une grimace de circonstance. Il n'aime pas l'eau non plus, et encore moins quand elle est glacée.
Le père commence d'abord par accabler sa femme d'injures incompréhensibles. C'est probablement le froid qui l'empêche d'articuler.
- Tu ne peux pas faire attention ? ! finit-il par hurler.
La pauvre femme ne sait plus comment s'excuser. Elle ramasse les glaçons pleins de terre et les remet dans la cruche, en signe de bonne volonté.
La grand-mère arrive sur le pas de la porte, un autre plateau à la main.
- Du café bien chaud, ça vous dit ? dit-elle à l'intention des travailleurs.
Le mari tend les bras en avant. La perspective de recevoir, après les glaçons, un café bouillant en pleine figure ne le réjouit absolument pas.
- Ne bougez plus ! hurle-t-il, comme si la grand-mère allait marcher sur un serpent. Posez-le par terre et je viendrai le boire un peu plus tard ! ajoute-t-il, avec sérieux.
La grand-mère ne sait pas trop quoi penser. Elle savait que sa fille avait épousé un excentrique, mais là, elle a dû sauter un chapitre.
La pauvre femme est trop affaiblie pour contrarier qui que ce soit. Elle pose donc le plateau sur le perron et retourne dans sa maison, sans autre commentaire.
La femme essaye d'éponger son mari avec son petit mouchoir en soie délicate. Mais autant vider une baignoire avec une pipette. Le mari repousse sa femme en grommelant, sort du trou et se dirige vers la maison. Sa femme lui emboîte le pas, et Alfred aussi. Il faut dire qu'ils sont plutôt drôles ces deux-là, pense le chien qui les suit, comme les enfants suivent les caravanes de cirque.
L'homme arrive sur le perron et soupire un grand coup comme pour évacuer sa colère. Sa chemise commence déjà un peu à sécher. Ce n'était, après tout, que de l'eau. Il se force à sourire et regarde sa femme le rejoindre, toujours un peu gauche sans ses lunettes. Elle en est attendrissante.
- Excuse-moi, chérie, je t'ai mal parlé sous l'effet de la surprise et je le regrette, crois-moi, dit-il avec sincérité.
La sollicitude de son mari la touche beaucoup, et elle arrange un peu sa robe pour être à la hauteur du compliment.
- Ce n'est rien, c'est de ma faute. Je suis si maladroite parfois ! avoue-t-elle.
- Mais non, mais non ! répond le mari qui n'en pense pas moins. Tu veux un petit café ?
- Avec plaisir ! lui répond-elle, tout étonnée par ce petit moment d'intimité.
Le mari prend une tasse, y jette deux morceaux de sucre et ajoute un nuage de lait. Pendant ce temps, sa femme cherche ses lunettes dans les nombreuses poches de sa robe. Elle ne voit donc pas l'araignée qui est en train de descendre le long de son fil, à quelques centimètres de son visage.
Le mari se retourne vers sa femme, la tasse dans une main, la cafetière dans l'autre, et commence à verser le café, avec beaucoup de délicatesse.
- Un bon café, ça va nous réveiller ! commente-t-il.
Il ne croit pas si bien dire. Sa femme a enfin trouvé ses lunettes et les met.
La première et seule chose qu'elle voit, c'est donc cette monstrueuse araignée qui agite ses pattes velues, à un centimètre de son nez.
Elle pousse instantanément un cri abominable. On dirait un babouin à qui l'on arrache un ongle. Le mari, stupéfait, fait un bond en arrière, trébuche sur le plateau et s'étale de tout son long. La cafetière fait un vol plané avant de se vider sur le torse du mari. Son cri à lui ressemble plutôt à celui du mammouth à qui l'on arrache une dent, et bien que les deux cris n'aient rien à voir, le couple reste harmonieux dans la douleur.
Chapitre 6
Le cri immonde, en duo, résonne jusqu'au fond des Sept Terres et même au-delà, jusqu'à Nécropolis.
Sélénia tourne la tête comme si elle pouvait voir ce cri qui vient de passer, déformé, et rebondissant de paroi en paroi. Arthur finit de glisser le long du fil de l'araignée et vient se poster derrière Sélénia. Lui aussi regarde, effaré, ce cri inhumain qui se prolonge à l'infini.
Il est à des années lumières d'imaginer qu'il puisse provenir de ses parents.
- Bienvenue à Nécropolis, lâche la princesse, avec un petit sourire.
- C'est pas terrible comme message d'accueil ! constate Arthur qui a déjà des sueurs froides.
- Accueil ici, ça rime avec cercueil ! précise Sélénia, sans humour. Il va falloir rester groupés, ajoute-t-elle, au moment où Bétamèche leur arrive dessus comme un chien dans un jeu de quilles. Le groupe s'étale au sol avec un grand fracas.
- Tu n'en rates pas une ! grogne Sélénia en se redressant.
- Désolé, répond Bétamèche en souriant, trop content d'être de nouveau parmi eux.
Arthur se relève à son tour et s'époussette. Il constate, avec stupeur, que le fil de l'araignée est en train de remonter. Sélénia l'a vu mais semble se faire une raison.
- Comment va-t-on faire pour le retour, si l'araignée n'est plus là ? demande Arthur, un peu inquiet.
- Qui te parle de retour ? répond cyniquement la princesse. Nous avons une mission à accomplir et, quand celle-ci sera finie, on aura tout le temps de penser au retour, conclut-elle, sur un ton qui ne laisse aucun doute sur sa détermination. Et la voilà qui s'en va dans un nouveau tunnel, d'un pas décidé, le menton en avant, ne craignant rien ni personne. Ce regain d'intérêt pour sa mission est toutefois un peu suspect. Ne serait-ce pas une bonne façon d'éviter de trop penser ? À ses sentiments par exemple ?
Afin d'éviter toute tentation, Sélénia s'est mis des œillères, comme celles qu'on met aux chevaux pour les empêcher de sortir de la route.
Sélénia est comme une petite fleur qui se balade en armure, de peur de rencontrer un rayon de soleil qui la ferait s'ouvrir, s'épanouir, avant de disparaître et de laisser la nuit la flétrir. Mais Arthur est encore trop jeune pour comprendre tout ça. Il pense simplement que la mission est dans le cœur de Sélénia la chose la plus importante. Il n'est qu'un petit homme qui a réussi à l'attendrir, pendant un court moment d'égarement.
Le chemin qu'ils empruntent mène bientôt à un autre, large comme une rue principale.