Archibald fait quelques pas dans la pièce et s'assied dans son fauteuil.
- Je sais ce que tu ressens, Arthur. De l'injustice. De l'incompréhension. Mais tu es grand maintenant et tu dois comprendre qu'on ne peut pas toujours faire ce qu'on veut, explique calmement le grand-père.
- Si c'est ça être grand, alors je veux toute ma vie rester petit ! réplique Arthur avec conviction.
Archibald sourit, touché par la vivacité de son petit-fils et son sens du raccourci.
- Ce sont des épreuves comme celle-ci qui te feront grandir, Arthur. Remercie le ciel de t'envoyer ces messages.
- Mais quels messages ? Je ne comprends rien, Archibald ! Je comprends juste que mon père ne comprend rien ! réplique Arthur qui commence à s'impatienter.
- Ton père est dans sa logique et tu es dans la tienne. Tu dois apprendre à vivre avec cette différence. Si tu veux qu'il respecte et comprenne ta différence, il faut que tu comprennes et respectes la sienne, explique Archibald avec beaucoup de sagesse.
Mais Arthur a les larmes qui lui montent aux yeux.
- Grand-père, elle me manque tellement, Sélénia ! J'ai l'impression que je vais mourir si je ne la vois pas ! sanglote Arthur, incapable de cacher davantage ses sentiments. Archibald se lève et vient s'asseoir à son tour sur le bord de la fenêtre. Il passe un bras autour des épaules de son petit-fils.
- Le temps n'a pas d'effet sur l'amour, Arthur. J'ai passé trois ans dans la prison de M le maudit et la seule chose qui me faisait tenir c'est ta grand-mère. Son beau sourire que personne ne pouvait m'empêcher d'imaginer et tout cet amour qu'elle m'envoyait et qu'aucun barreau n'était en mesure d'arrêter. Sélénia est en toi, pour toujours, et personne ne pourra te l'enlever. Pas même le temps.
Arthur ne peut retenir ses larmes plus longtemps, et les voilà qui roulent sur ses petites joues. De belles larmes, tellement grosses qu'elles font comme des loupes, agrandissant au passage toutes les taches de rousseur qu'Arthur a sur le visage. Un mouchoir serait le bienvenu.
Chapitre 7
Le père sort un mouchoir de sa poche, mais ce n'est pas pour le donner à son fils. C'est pour astiquer la magnifique tête de bélier qui trône à l'avant de sa voiture. Une belle statue argentée, emblème de la marque et fierté du père. « Un bélier à l'avant et quatre-vingts chevaux juste derrière ! » plaisantait souvent le père qui, dès qu'il approchait de sa voiture, se sentait invincible. Le véhicule avait probablement toute la force et la puissance qui lui manquaient. C'est pour ça qu'il le bichonnait en permanence, à tel point que sa femme en était parfois jalouse.
- Essuie tes pieds avant de monter ! lance-t-il à son épouse, qui sort à peine de la maison.
Elle pose les bagages sur le perron, hausse les épaules et repart chercher le reste. Le père se sent un peu ridicule et, comme toujours dans ces cas-là, il astique un peu plus son bélier.
Alfred est assis dans l'ouverture de la porte et admire son maître, aussi triste qu'une grenouille de bénitier. Il le regarde défaire les nœuds de son échelle, comme s'il essayait de comprendre les règles d'un nouveau jeu. Mais Arthur ne joue pas. Bien au contraire. Il n'a probablement jamais été aussi grave de sa courte vie. Comme s'il venait de vieillir d'un seul coup. Archibald l'encourage du regard, car aucun mot ne pourrait soulager sa peine. Alfred lève la tête et se demande si l'araignée qui traverse la porte a un rapport quelconque avec le jeu. A priori non, mais pourquoi se déplace-t-elle alors toujours dans la même direction qu'Arthur, comme si elle le suivait ? Alfred bat un peu de la queue. On ne sait jamais. S'il y a un jeu, même incompréhensible, il s'agit d'en faire partie.
- Je t'attends en bas, dit Archibald, sachant d'expérience que la solitude rend parfois les choses moins pénibles à supporter. Archibald passe devant Alfred qui ne quitte pas l'araignée des yeux. Arthur finit de préparer son petit sac tandis que l'animal vient se mettre au-dessus de lui, à la verticale. L'araignée glisse le long du fil qu'elle tisse rapidement, plus silencieuse qu'un courant d'air. Si le jeu est juste une sorte de « chat perché », elle ne va pas tarder à gagner. Alfred se met donc à aboyer pour prévenir son partenaire.
Arthur vient vers son chien, échappant ainsi au baiser de l'araignée.
- Je vais revenir bientôt, Alfred. Ne t'inquiète pas ! C'est une épreuve pour toi aussi, tu verras. Cela va te faire grandir ! lui dit gentiment Arthur en lui caressant la tête.
Alfred ne comprend pas bien le message. La seule chose qui l'ait jamais fait grandir, c'est les os à moelle, et il ne voit pas quel genre d'épreuve il pourrait se mettre sous la dent.
Et voilà l'araignée qui redescend au-dessus de la tête d'Arthur. Elle a décidément de la suite dans les idées, et décidément pas de chance puisqu'Arthur se lève à nouveau et retourne vers son sac encore ouvert. L'araignée marque une pause, visiblement fatiguée par tous ces va-et-vient.
Alfred regarde la petite bête poilue qui reprend son souffle. Il faut dire que ça doit être lourd, ce qu'elle tient entre ses pattes avant, et qui fait au moins un quart de sa taille.
« D'ailleurs, c'est quoi qu'elle transporte ainsi ? » se demande Alfred. Le chien plisse les yeux et reconnaît un grain de riz. Alfred est plutôt surpris. Il ne connaît pas tout des araignées, mais c'est la première fois qu'il en croise une végétarienne. Cette particularité l'intrigue et il plisse les yeux davantage. Sur le grain de riz, il y a des inscriptions. Cette fois ça y est, Alfred a compris. Il ne s'agit nullement d'un « chat perché », mais du jeu de la charade. Combien de fois s'était-il endormi en regardant Arthur et son grand-père jouer à ce jeu soporifique ? Alfred se met à aboyer, autant pour prévenir Arthur qu'il a un nouveau partenaire de charade que pour signifier à l'araignée qu'il n'a absolument pas envie de jouer.
- Oui, j'arrive ! répond Arthur qui n'a pas compris le message. L'araignée remonte le long de son fil et repart vers Arthur. Jamais elle n'aurait accepté cette mission si elle avait su qu'elle était si fatigante.
Arthur ferme son sac et le jette sur son épaule. L'araignée retisse son fil et se laisse glisser, entraînée par le poids et la fatigue. Mais elle rate à nouveau son coup, car Arthur se dirige maintenant vers la porte.
Elle pousse alors un cri énorme. Un cri de désespoir. Comme si sa vie dépendait du fait d'être entendue. Évidemment, pour Arthur, ce cri du cœur est minuscule et son oreille n'est pas assez fine pour pouvoir l'entendre. À peine, peut-être un léger grincement qui ne pouvait venir que du vieux parquet bien fatigué. Heureusement pour l'araignée, Alfred l'a entendu. Il ne parle pas son langage, mais la détresse est universelle et il y en avait beaucoup dans ce cri-là. Le chien bloque alors le passage à son maître. Les pattes écartées, les oreilles rabaissées. On dirait un vrai gardien de but.
- Qu'est-ce qu'il y a, Alfred ? Tu ne veux pas que je parte, c'est ça ? lui demande Arthur en souriant. Je ne crois pas que j'aie le choix, tu sais. Allez, pousse-toi.
Arthur force un peu le passage, mais Alfred le bloque plus encore, avec un aboiement rauque qui ne laisse aucun doute sur la nature du message. Arthur a compris. Il pose doucement son sac et dévisage son chien pour essayer de déchiffrer l'indéchiffrable. Alfred a beau aboyer encore et encore, Arthur comprend de moins en moins. La seule chose qu'il comprend, c'est que la nouvelle doit être d'importance pour qu'Alfred insiste de la sorte.