- C'est la providence qui t'envoie ! Tu vas me rendre un fier service ! s'exclame le garçon en lui tenant la tête à deux mains. Le chien dresse un peu les oreilles, comme s'il regrettait déjà d'être venu.
La mère finit de se nettoyer le visage et vérifie qu'elle n'a fait aucune tache sur sa belle robe à fleurs. Son mari apparaît dans l'encadrement de la porte des toilettes et lui lance une grimace qu'il est facile de traduire par : « Dépêche-toi, on a déjà perdu assez de temps comme ça avec tes bêtises. » La pauvre femme arrange vite fait sa robe, jette un regard dans la glace et démissionne. Tant pis, elle aura l'air d'un chiffon jusqu'à l'arrivée.
Le couple rejoint la voiture et la mère jette un coup d'œil maternel sur sa progéniture. Arthur est en boule, emmitouflé dans la couverture à carreaux.
- Il dort déjà ! chuchote la mère, afin d'obliger le père à en faire autant.
- Très bien. Comme ça, il râlera moins pendant le voyage, réplique le père à voix basse.
- Ce n'est pas gentil de dire ça, il n'a pas ouvert la bouche depuis le départ ! précise la mère sur un ton de reproche.
Le père bafouille une réponse qui ne veut rien dire, on dirait de l'anglais.
Arthur est sous sa couverture et commence à ronfler. La mère dresse l'oreille. Un ronflement bien étrange pour un petit garçon de dix ans.
- Il doit avoir un problème de végétations pour ronfler comme ça ?! On devrait peut-être le faire ausculter par un médecin ? demande la mère, un peu inquiète.
- Ecoute-moi ce ronflement-là ! répond le père en mettant le moteur en route. Quatre-vingts chevaux, avec de gros problèmes de végétations. Ça c'est du ronflement ! lâche le père, aussi fier qu'un buveur de bière après un rot.
Chapitre 9
A la maison, c'est Marguerite qui ronfle. Non seulement Archibald était inquiet et n'arrivait pas à trouver le sommeil, mais avec en plus ce sifflement nasal qui fait trembler les tables de chevet, cela paraît encore plus compromis. Comment une petite grand-mère d'apparence aussi fragile peut-elle rivaliser ainsi avec un marteau-piqueur dernier modèle ? Il n'y a guère qu'une cocotte-minute à plein gaz pour lui tenir tête. Archibald se retourne dans le lit en accentuant les bonds qu'il fait. Mais cela n'a aucun effet sur la grand-mère, à part de modifier la modulation du ronflement. C'est moins monotone, c'est déjà ça.
Archibald regarde la pendule. Même la grande aiguille vibre au rythme des ronflements de Marguerite. Elle indique tout de même l'heure et, à une minute près, il est déjà minuit moins le quart. Quinze minutes avant l'heure fatidique, l'heure où le rayon de lune illuminera la longue-vue, ouvrant ainsi le passage pour le monde des Minimoys.
Archibald rumine. Bien sûr, Marguerite lui a sorti tous les bons arguments et il est vrai qu'il faut avoir la santé pour ce genre d'aventure, et il n'est plus tout jeune. D'un autre côté, passer pour un lâche auprès des Minimoys serait terrible. Mais passer pour un traître aux yeux de son petit-fils serait pire encore. Et même sans parler de confiance et de trahison, si tout simplement les Minimoys étaient réellement en danger ? Va-t-il rester là, dans son lit, à supporter jusqu'au matin les vibrations saccadées de sa femme ?
Archibald retient un instant sa respiration et soupire un grand coup. Oui. Il va les supporter. Cela fait déjà vingt ans qu'il les supporte toutes les nuits, et même si cette nuit est particulière, elle se finira quand même.
« Demain, il fera jour », conclut Archibald en se calant au fond de son lit. Quitte à pas dormir, autant être confortable. C'est souvent quand on prend une décision que le sort aime à vous embêter en envoyant un élément perturbateur, une donnée qui change tout. C'est quand on se décide à prendre sa douche qu'on réalise qu'il n'y a plus d'eau chaude. C'est donc au moment où Archibald est bien calé au fond de son lit que l'on cogne à la porte d'entrée. Pas un petit cognement qui réveille en douceur, mais un vrai roulement de tambour, comme si un troupeau de buffles faisait un numéro de claquettes. Archibald sursaute et Marguerite sourit. Les boules Quiès bien enfoncées au fond des oreilles, la vieille femme n'entend qu'une douce et agréable complainte.
Cela fait quinze jours qu'elle met, la nuit, des petites boules dans ses oreilles, prétextant que les ronflements d'Archibald la réveillent. Son mari, courtois en toutes circonstances, ne lui a toujours pas avoué que c'est en réalité ses propres ronflements qui la réveillent toutes les nuits. La courtoisie paye toujours, et, ce soir, Archibald bénit ces formidables petites boules de cire.
Il se lève d'un bond, enfile rapidement ses chaussons et se précipite dans le couloir. Les coups à la porte sont toujours aussi bruyants, mais un peu plus espacés, probablement à cause de la fatigue de celui qui les donne.
Archibald noue sa robe de chambre et se tient à la rampe, histoire de ne pas se vautrer dans les escaliers. C'est souvent ce qui arrive quand on se précipite de la sorte.
Le grand-père tire le verrou et ouvre toute grande la porte, sans même prendre le temps de vérifier à travers le judas qui vient le déranger en pleine nuit. Sa surprise en est donc plus grande.
- Arthur ?!! s'exclame Archibald en dévisageant de ses yeux ronds le petit bonhomme, cassé en deux de fatigue et qui depuis longtemps a perdu haleine.
- Mais que fais-tu là ?! Et tes parents ?! Mais où est donc la voiture ?! s'inquiète aussitôt le vieil homme.
Arthur n'arrive même pas à répondre, trop occupé à pomper tout l'air frais qu'il peut trouver autour de lui. Le grand-père attrape son petit-fils par les épaules et le soutient pour qu'il reprenne rapidement ses esprits.
- Vous avez eu un accident, c'est ça ? s'inquiète Archibald.
- Non ! Je me suis enfui ! Arrive à articuler l'enfant.
Le vieil homme se fige, déjà affolé par les conséquences d'un tel acte.
- Grand-père, il nous reste très peu de temps ! Le rayon va bientôt se former ! dit Arthur qui, s'il manque de souffle, ne manque pas de suite dans les idées.
Archibald est subjugué par la ténacité de ce petit bonhomme. C'était tout lui. La même petite tête blonde, tout aussi dure, tout aussi pleine. Archibald a toujours en mémoire le périple qu'il avait effectué lui aussi à dix ans. Son père lui avait offert un poisson rouge, gagné à une fête foraine. Rien ne rendait plus malheureux le jeune Archibald que de voir ce pauvre poisson rouge devenir vert à force de tourner en rond dans son minuscule bocal. C'est donc tout naturellement qu'il avait pris la route pour remettre l'animal à la mer. C'est la gendarmerie de Trouville qui avait récupéré le petit Archibald et prévenu ses parents. Ni les parents ni les gendarmes n'avaient jamais voulu croire que l'enfant avait parcouru à pied les cent trente kilomètres qui séparaient sa maison de la mer. On avait pensé évidemment à une complicité externe, mais Archibald n'avait alors que dix ans et aucun de ses amis n'était susceptible d'avoir le permis et encore moins une voiture. Le père d'Archibald lui avait évidemment passé un savon, mais l'enfant s'en moquait. Ce qui le préoccupait, c'était de savoir si son poisson, que le forain affirmait venir de Chine, avait pu retrouver le chemin de chez lui. Rien d'étonnant donc qu'il y ait un peu d'Archibald dans ce petit Arthur.
- Grand-père ! Tu rêveras plus tard ! lui balance l'enfant qui a retrouvé son souffle. Fonce chercher la longue-vue, je vais prévenir les Matassalaïs ! ajoute Arthur avant de disparaître en direction de la forêt.
Archibald, affolé par ce rythme trépidant imposé en pleine nuit, tourne un peu sur lui-même comme une toupie avant de se diriger au pas de course vers le grenier.
Arthur n'aura pas couru longtemps. À peine arrivé en lisière de forêt, il tombe sur les cinq guerriers en tenues de parade qui viennent à sa rencontre.