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Elle ajuste son casque pour voir où elle marche, ce qui n'est jamais facile quand on porte des moufles de cuisine.

- Bravo, chéri ! Où ça ? Où ça ? scande-t-elle à travers l'épais grillage qui l'empêche de faire la différence entre un homme et un chien.

C'est donc sans hésiter qu'elle marche sur la queue de ce dernier. Alfred hurle à pleins poumons et fait un bond sur le côté.

- Oh ! Pardon, chéri ! Je t'ai marché sur le pied ? s'enquiert la pauvre femme.

- Non, non, c'est rien ! C'était juste la queue du chien ! dit Armand négligemment, jamais dérangé par la douleur des autres. Regarde plutôt comme mon piège a marché à merveille !

Sa femme attrape son casque et approche son visage du grillage. À l'intérieur du verre, elle aperçoit la pauvre abeille qui se cogne encore et encore à la paroi. Ses forces commencent à l'abandonner. L'espoir aussi. La brave femme éprouve une certaine peine devant la détresse de ce petit animal piégé, humilié et à bout de forces.

- T'as vu ? ! Je l'ai bien eue ! lance fièrement Armand, avec un sourire qui en dit long sur sa perception des choses.

- Oui, c'est... c'est bien, balbutie-t-elle, mais... elle doit souffrir, non ?

Son mari hausse les épaules.

- Ça n'a pas de centre nerveux, ces bêtes-là ! Elles ne sentent rien. Sûrement parce qu'elles n'ont pas de cerveau ! Donc elles peuvent pas faire la différence entre ce qui fait du bien et ce qui fait du mal !

« C'est à se demander s'il en a un, de cerveau », s'interroge Alfred, atterré par la bêtise de cet homme. « Comment fait-il alors pour tenir sur ses pattes arrière ? !» se demande le chien, qui ne déborde pas non plus d'intelligence.

- Tu es sûr qu'elle ne souffre pas ? demande quand même la femme en regardant l'abeille qui gît dans l'assiette, une patte prisonnière de la confiture.

- T'inquiète pas ! Si elle souffre, elle va pas souffrir longtemps ! Va me chercher la bombe !

Un petit frisson parcourt la femme. Même chose chez Alfred. C'est qu'il ne plaisante pas cet homme-là. Il est vraiment en route pour un génocide. Sa femme s'apprête à défendre la cause de la pauvre abeille, mais se ravise quand elle croise le regard haineux de son mari, rivé sur l'insecte. Résignée, elle se dirige vers la maison. Alfred ne peut pas rester là sans rien faire, sans rien tenter. Il en va de sa dignité. La solidarité animale est en jeu. Il part donc à toute allure et saute la balustrade avec une élégance insoupçonnée. C'est vrai qu'à force de le voir roupiller, on l'avait plutôt rangé dans la famille des marmottes que dans celle des kangourous. Quoi qu'il en soit, Alfred dévale le jardin et s'enfonce d'un seul coup dans l'épaisse forêt qui borde la propriété.

Il part chercher du secours auprès de la seule personne qui puisse résoudre un drame de cette importance. Un homme exceptionnel qui sait faire face à toutes les situations, un aventurier aux mille et un exploits, aimé de tous et craint par les autres.

En un mot : son maître, Arthur.

Chapitre 2

Il fait bien sombre à l'intérieur de la tente traditionnelle des Bogo-Matassalaïs. Seul un trait de lumière indique l'entrée, découpée à même le tissu. L'édifice est tout en hauteur. Cinq morceaux de bois, longs et fins, croisés au sommet et retenant une grande toile composée en réalité d'une multitude de peaux de bêtes, soigneusement cousues les unes aux autres. Ces peaux furent bien sûr récupérées sur des animaux morts de mort naturelle. Les peaux cousues au sommet proviennent des compagnons les plus fidèles, comme Zabo le zébu, qui protégea le clan pendant plus de trente ans. Mais le clan est loin aujourd'hui, et la toile n'abrite plus que cinq guerriers.

Ils sont tous réunis autour du feu. Toujours aussi grands (deux mètres trente-cinq de moyenne) et toujours aussi beaux. Leur coiffe magnifique semble avoir moins de coquillages et de plumes que d'habitude. C'est la tradition à l'approche de l'automne. Plus les feuilles tombent des arbres, plus les Matassalaïs enlèvent de plumes sur leurs coiffes. Perdre ses feuilles est toujours un traumatisme pour un arbre. Les guerriers montrent ainsi leur solidarité en perdant aussi quelques plumes. Les arbres se sentent ainsi moins honteux.

Les cinq Matassalaïs étendent leurs bras et attrapent les mains de leurs voisins.

- Hum ! Un peu plus bas, s'il vous plaît, chuchote un petit bonhomme, assis en tailleur, un mètre cinquante plus bas que les autres.

Un petit bonhomme au visage bariolé de peintures de guerre et à l'étrange chapeau, composé d'un gros coquillage et de trois plumes. Cela pourrait être n'importe quel petit bonhomme, mais des petites taches de rousseur percent sous la peinture guerrière. Des petites taches de rousseur que l'on reconnaîtrait entre mille.

- Excuse-nous, Arthur, nous avions la tête ailleurs, avoue le chef de la tribu.

Les guerriers sourient au petit garçon et lui attrapent les mains afin d'agrandir le cercle. Tous prennent ensuite une longue et profonde inspiration, puis d'un même souffle vident leurs poumons sur le feu qui s'en réjouit. Rapidement, Arthur n'a plus rien à expirer, alors il inspire discrètement une autre goulée d'air et souffle à nouveau. Il sera obligé de s'y reprendre à trois fois pour finir en même temps que les grands guerriers. À croire qu'ils ont avalé des bonbonnes d'oxygène.

- Bien, très bien, lâche le chef, satisfait de cette introduction. Maintenant, le grand livre.

L'un des guerriers attrape l'ouvrage finement relié d'un cuir centenaire et le passe avec précaution à son chef qui l'ouvre en son milieu.

- Aujourd'hui, cent trente-septième jour du calendrier sélenniel, la fleur du jour est la marguerite, et nous allons l'honorer. Sans attendre, chacun des guerriers, Arthur y compris, jette une marguerite dans le petit pot de terre qui chauffe sur le feu. L'eau frétille et les marguerites se ramollissent.

Arthur regarde la mixture se préparer, curieux et dégoûté à la fois. Même si cela sonne bien, la « soupe de marguerites » ne fait pas partie de ses plats préférés.

À l'aide d'une louche en bois, visiblement taillée à la main, le chef sert un plein bol de la soupe du jour à Arthur. L'enfant grimace un merci à peine audible.

- Le proverbe du jour ! annonce le chef en lisant la page de droite du grand livre. « La nature te nourrit tous les jours. Un jour tu nourriras la nature. Ainsi le veut le grand cercle de la vie. »

Arthur reste muet, autant préoccupé par le contenu de son bol que par celui de la phrase. S'il n'a rien contre le principe de donner un jour son corps à la nature, il espère néanmoins que ce sera le plus tard possible et que cette charmante soupe à la marguerite n'est pas là pour avancer cette promesse. Et puis, elle sent bizarre, cette soupe. Il n'y a pas que de la marguerite là-dedans, Arthur en est persuadé.

- Vas-y, bois ! lui dit gentiment le chef.

« Pourquoi si gentiment ? Et pourquoi ne boivent-ils pas, eux ? » se demande Arthur, soudain méfiant. Mais les visages sont fermés et il n'obtient aucune réponse.

- C'est un peu chaud ! réplique le petit garçon, décidément toujours aussi malin.

Le chef a senti sa réticence. Il lui sourit avec affection. Il comprend évidemment que ces rites de grands guerriers puissent impressionner le petit bonhomme qu'il est. Alors, histoire de montrer l'exemple, le chef avale le contenu de son bol, en une seule longue et lente gorgée. Les quatre guerriers font de même. Sans sourciller, sans grimacer. Arthur grimace pour eux. Puis tous les regards se tournent vers lui.

Même si personne ne dit rien, il paraît clair que refuser de boire le breuvage serait pris comme un affront, pire encore, une insulte. Et insulter un grand guerrier matassalaï est sûrement la meilleure façon de finir dépecé, cousu à côté de Zabo le zébu qui trône au-dessus de la tête d'Arthur. Il n'a donc pas le choix. Plutôt mourir avec dignité que mourir de honte. Arthur bloque sa respiration et avale tout le liquide d'une seule traite, comme quand sa mère lui donne à boire cet infâme sirop spécialement conçu pour dégoûter les enfants et qui, éventuellement, soigne les bronchites.