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Mais il y avait d'autres décisions que la princesse aurait aimé partager avec son prince, comme la date de la récolte des groseilles. Ce problème épineux était au centre de tous les drames étant donné qu'aucun des Minimoys n'était d'accord sur la date. C'était un problème insoluble puisque chacun avait un goût différent et, chaque jour passé, la groseille avait, elle aussi, un goût différent. Tous les ans, c'est le roi qui finissait par trancher en choisissant, les yeux fermés, une date au hasard sur le calendrier séléniel. Mais c'était la dernière fois, à la prochaine récolte, ce serait Sélénia qui prendrait la décision.

Miro réveilla le passeur qui râla, comme à son habitude. Le vieil homme fit tourner les trois bagues de l'énorme lentille, en prenant soin de ne pas y coincer sa barbe. La première pour le corps, la deuxième pour l'esprit et la dernière pour l'âme. Sélénia essayait en vain de contenir son excitation, mais elle bouillait sur son caillou, comme une casserole. Encore quelques minutes et son prince charmant allait traverser toutes les dimensions pour la rejoindre et être de sa taille. Quel homme au monde était capable d'un tel effort, de se réduire ainsi pour plaire à sa belle ? Sélénia se sentait honorée et tellement chanceuse d'avoir croisé ce petit bonhomme sur sa route qu'elle remerciait, tous les soirs, la déesse de la forêt pour sa divine attention. Mais les minutes passèrent et Arthur ne vint pas. Elle avait tout d'abord pensé aux caprices du temps : le ciel était peut-être chargé de nuages qui empêchaient la lune de venir éclairer la lunette. Pourtant elle avait pris soin d'aller voir la « vache qui pisse ».

- C'est le surnom qu'on donne à la grenouille qui vit au sud de la rivière, précise Miro, devant l'étonnement d'Arthur.

La grenouille devait son surnom à une journée catastrophique où elle s'était assoupie dans l'eau tiède et avait attrapé un mauvais rhume. Elle fut donc, pendant quelque temps, incapable de sentir quoi que ce soit. Malheureusement pour elle, c'est précisément ce jour-là que le roi vint la voir pour quelques précisions météorologiques. Il devait décider justement de la date de la récolte des groseilles et il aurait voulu, afin de prendre la décision la plus juste, avoir un aperçu du temps pour les quelques jours à venir. Incapable de prédire quoi que ce soit à cause de son nez bouché, la grenouille avait lancé :

- Il fera beau demain et le temps sera sec comme une peau de serpent !

Etant complètement imbibée d'eau, elle ne supportait probablement plus l'humidité et avait vraiment besoin d'un bon coup de soleil. Elle avait donc confondu son bulletin météo avec son ordonnance. À l'annonce de cette nouvelle, le roi avait bien évidemment décidé d'avancer la cueillette qui devait avoir lieu le lendemain à l'aube. Evidemment, le lendemain, il s'était mis à pleuvoir comme jamais. Les gouttes étaient si grosses qu'on aurait dit des vaches. C'est pourquoi la grenouille fut affublée d'un tel surnom. On déclara la journée « catastrophe naturelle » et la récolte fut reportée à une date ultérieure dans une confusion des plus totales.

Avec le temps, cette péripétie fut vite oubliée. On préférait maintenant en rire, et l'histoire était régulièrement répétée au cours des grands banquets. Le roi pardonna à la grenouille, mais elle conserva son surnom et l'histoire fut inscrite dans le grand livre au chapitre de : « La vache qui pisse ».

Arthur ne peut s'empêcher de rire au récit de cette incroyable histoire.

- Mais... Sélénia ? Qu'a-t-elle fait ensuite ? demande Arthur qui revient à ses moutons, même si c'est un peu indélicat d'utiliser une telle expression pour parler d'une princesse.

- Sélénia était très triste, confirme Miro.

La jeune fille avait effectivement attendu et attendu encore. La grenouille, le nez totalement dégagé ce jour-là, lui avait assuré que le temps serait clair et dégagé, même si elle ne pouvait garantir qu'aucun petit nuage ne serait présent, car il est vrai que les jeunes nuages adorent venir chahuter dans les vents d'altitude quand leurs parents sont trop occupés à faire des cumulus ailleurs. Un grand ciel vide et bleu était un terrain de jeu idéal pour les enfants qui pouvaient s'amuser à prendre des formes plus rigolotes les unes que les autres. Mais Sélénia ne croyait pas à tout cela.

- Les enfants-nuages ne jouent pas la nuit, parce que personne ne les voit faire leurs bêtises ! avait-elle répondu. À quoi bon faire des âneries si personne ne s'en rend compte ? Elle voyait une autre explication beaucoup plus logique et malheureusement bien plus simple : Arthur l'avait oubliée. Rien qu'en pensant à cette phrase, tout lui paraissait plus évident. Comment avait-elle pu croire que, du haut de ses deux millimètres, elle allait laisser une empreinte ? Elle s'était menti depuis le début. Elle n'était qu'une petite fille orgueilleuse qui croyait que le monde tournait autour d'elle. Une midinette au cœur tendre, tombée amoureuse du premier aventurier venu. La peine et la souffrance commençaient à agir et détruisaient peu à peu le beau portrait qu'elle s'était fait de son prince.

- D'abord il n'est pas si grand que ça ! Lui aussi ne mesure que deux millimètres ! Et puis c'est quoi, toutes ces taches de rousseur sur son visage ? On dirait qu'il a roulé sans pare-brise ! lançait-elle à qui voulait bien l'entendre.

C'était sa façon à elle de noyer son chagrin, mais elle comprit très vite que cela ne servait à rien et, sur les conseils de Miro, elle se calma et pria la déesse qu'il ne soit rien arrivé de grave à son bien-aimé.

Deux larmes coulent sur les joues d'Arthur sans même qu'il s'en aperçoive. Il est totalement sidéré par cette histoire. Lui qui imaginait exactement l'inverse : un petit garçon amoureux d'une princesse qui s'en fout copieusement. Il était loin de la vérité.

- Mais... où est-elle maintenant ? demande Arthur timidement.

- Elle est partie cueillir des sélénielles, lui répond Miro.

- En pleine nuit ? s'inquiète le garçon.

Le roi lui explique alors les particularités de la fleur de sélénielle, surtout quand elle est cueillie un soir de pleine lune. La sélénielle n'aime pas trop la journée et le soleil qui vient lui abîmer la peau et, dès onze heures du matin, elle se referme. Pas question non plus de partager son parfum avec ces inconnus qui sillonnent les airs toute la journée, tous ces malpolis qui la décoiffent en passant à tire-d'aile. On l'aura compris, la sélénielle est une fleur fragile et elle réserve ses senteurs aux rares noctambules. Mais les soirs de pleine lune sont particuliers. C'est le moment qu'elles choisissent pour se reproduire. Elles mettent le meilleur d'elles-mêmes dans de minuscules particules d'une blancheur incroyable et les laissent flotter au gré des rayons de lune. Une brise légère est toujours la bienvenue car elle facilite les échanges. Les sélénielles mâles, pétales ouverts, n'ont plus qu'à attendre que la nature fasse son travail.

Sélénia adore venir s'allonger dans l'herbe les soirs de pleine lune et voir ce magnifique ballet, ces millions de flocons brillant sous la lune, qui dansent dans la bise, racontant ainsi, pendant des heures, la grande histoire de la vie. Mais ce soir-là était particulier et c'est sa tristesse que Sélénia était venue confier à la bise, toujours prête à colporter les complaintes.