Le soir même, à table, il dormait littéralement debout, rompu de fatigue.
- Tu ne manges rien ? lui avait demandé sa mère, toujours inquiète quand une assiette était vide.
- Si... ça ! avait-il répondu, en montrant sa noix.
Il la brisa avec son pouce, ce qui impressionna son père.
- Tu ne peux pas manger que ça ! avait déclaré Armand. Ça ne nourrit pas son homme, une noix !
- Celle-là, si !
- Pourquoi celle-là en particulier ? avait bêtement demandé le père.
Difficile pour lui d'imaginer une différence, il n'en faisait aucune entre la noix, l'amande, l'olive, les chips et les apéricubes. Toutes ces babioles ne faisaient partie que des amuse-bouches qu'on servait pendant l'apéritif. Son fils, lui, faisait bien la différence.
- Parce que celle-là, précisément... je la mérite ! avait répondu son fils, avant de prendre son temps pour la manger.
Archibald se racla la gorge pour attirer l'attention de son petit-fils puis le vieil homme ouvrit doucement le haut de sa chemise et montra discrètement à Arthur le coquillage qu'il avait lui aussi autour du cou. Ils échangèrent un sourire complice. Archibald était tellement fier qu'Arthur ait également réussi son épreuve qu'il ne put s'empêcher de verser une larme.
Le grand chef prend un bâton et remue un peu les braises. Tous ces souvenirs le font sourire. Arthur s'était vraiment bien débrouillé et avait mérité largement sa place dans le clan. Il faut donc maintenant lui faire confiance.
Un guerrier se penche sur le feu et regarde le pot qui chauffe sur les braises.
- Qui veut encore un petit verre de marguerite ? lance le guerrier en souriant.
Le groupe se met à ricaner, en souvenir du fou rire qu'ils avaient eu le matin même, quand Arthur était encore parmi eux.
Mais tout à coup, le groupe entier sursaute en voyant apparaître Marguerite, comme un fantôme sorti tout droit du pot de fer pour se venger.
- Eh bien, dites donc ?! Vous êtes bien émotifs pour des grands guerriers ! balance la grand-mère, bien en vie et surtout bien réveillée.
- Excusez-nous, Marguerite, mais... on parlait justement de vous ! balbutie le chef.
Mais la grand-mère n'a pas le temps d'écouter ces histoires.
- Il s'est passé un drame, Archibald a besoin de vous ! se contente-t-elle de dire en repartant déjà vers la maison.
Chapitre 16
Les guerriers s'essuient les pieds pendant au moins cinq minutes sur le paillasson, ce qui agace profondément Marguerite.
- C'est bon pour cette fois ! Je nettoierai plus tard ! lance la grand-mère, visiblement trop inquiète pour songer à son parquet.
Les guerriers, comme à leur habitude, rentrent timidement dans le salon. Il faut dire qu'ils ne se sentent pas vraiment à l'aise dans ces pièces aux angles droits et aux plafonds très bas et, s'ils marchent un peu courbés en avant, ce n'est pas en signe de soumission, mais tout simplement pour que leurs deux mètres quarante ne décrochent pas les lustres. Armand, ou ce qu'il en reste, est vautré dans le canapé, un énorme bandage autour du front. Son visage est non seulement couvert de boursouflures provoquées par l'insecticide mais maintenant il est tout joufflu à cause des hématomes dus au pare-brise qu'il s'est pris dans la figure. Autant dire qu'il est complètement « bourjoufflu ». Mais il ne s'était pas plaint de la résistance de son pare-brise.
- Il m'a coûté assez cher comme ça ! avait-il dit à sa femme en quittant la voiture.
Mais vu le nombre d'hématomes qu'il a sur le visage, ça va lui coûter plus cher en tubes de crème qu'en pare-brise.
Sa femme s'est allongée dans le fauteuil et est tellement fatiguée qu'elle semble prête à s'endormir. Elle ne serait pas si fatiguée si elle avait tout simplement suivi la route, celle qu'Arthur et Alfred avaient emprunté en courant, mais son mari avait tenu absolument à prendre un raccourci. Confondant souvent le nord et le sud, il avait donc coupé par les marais plutôt que par la plaine. Ce qui explique les plaques de boue séchée que la mère a sur les jambes et qui lui montent jusqu'aux cuisses. Sa robe est déchirée d'un peu partout car, après le marais, ce n'est pas le verger qu'ils avaient traversé, mais un champ de ronces. Sa robe à fleurs est donc maintenant pleine de taches de mûres puisqu'elle en avait, involontairement, cueilli des centaines.
C'est parce que les deux touristes ont couvert le salon de boue en tout genre que Marguerite n'a pas insisté pour le paillasson.
- Ils ont eu un problème ! annonce Archibald, comme s'il y avait besoin de le préciser.
Le père ressemble à un bâton de réglisse avec une boule de vanille sur la tête et la mère à un bouquet desséché, plongé dans la friture. Pas de doute, ils avaient eu un vrai problème.
- Ils ont eu un accident de voiture ! Ils sont rentrés dans un animal ! explique Archibald.
Un frisson parcourt le groupe de guerriers à l'annonce de cette terrible nouvelle.
- L'animal est blessé ? demande aussitôt le chef, uniquement préoccupé de ce qui lui paraît essentiel.
- Non ! L'animal va bien ! Merci de vous inquiéter pour lui ! lance le père, franchement vexé.
- Quel genre d'animal ? insiste le Matassalaï.
- Je ne sais pas, moi ! Un éléphant ou un hippopotame, un truc comme ça ! Qui sait, avec tous ces animaux que vous nous avez ramenés d'Afrique ! s'énerve le père, dont la tête a dû être plus ébranlée qu'il n'y paraît par le choc, étant donné qu'il confond un bouc et un hippopotame.
- Votre voiture doit être dans un sale état, alors ? demande Pelle-Grino, histoire de montrer un peu d'intérêt.
- Elle est pas dans un sale état, elle est ruinée ! Pulvérisée !! Bonne pour la casse !! hurle-t-il jusqu'à réveiller sa femme.
- Ne t'énerve pas, chéri ! C'est pas grave ! On... on en achètera une autre, avec l'argent de l'assurance, dit-elle avec bon sens.
- On est assurés au tiers, triple andouille ! À qui je demande de signer le constat ?! À l'éléphant ou à l'hippopotame ?! s'exclame-t-il rageusement, dans un nuage de postillons.
Sa femme cherche alors les mots qui calment.
- Euh... je crois que c'était un bouc, chéri, dit-elle, d'une petite voix.
Elle aurait mieux fait de se taire, car le visage de son mari change de couleur à vue d'œil, comme un caméléon qui passerait sur un drapeau noir.
- Ah ?! Oui, pardon ! Un bouc ! Effectivement, ça change tout car, comme chacun le sait, le bouc est très bon en orthographe et n'a pas besoin de lunettes pour signer un constat puisque sa vue est excellente !! hurle-t-il à sa femme en pensant faire de l'humour.
- Calme-toi, Armand, intervient le grand-père. Le principal c'est quand même que vous soyez sains et saufs et que le bouc n'ait rien !
Le père regarde tour à tour Archibald, puis sa femme, puis Marguerite, puis les Bogo-Matassalaïs, puis Alfred et se demande ce qu'il a fait au bon Dieu pour tomber dans une pareille famille de fous. Et comme on ne peut pas discuter normalement avec des fêlés du ciboulot, il décide de se calmer.
- Le plus grave n'est effectivement pas la perte de ma voiture... Mais la disparition d'Arthur ! lâche calmement le père.
- Comment ça, disparu ? demande le chef en se redressant, fracassant ainsi le plafond.
Archibald lui fait les gros yeux pour qu'il ne fasse pas de gaffe. Les parents d'Arthur ignorent évidemment que leur fils a rejoint les Minimoys et mesure actuellement deux millimètres.
Pour une fois, Armand a un peu d'instinct. Il sent qu'on lui cache quelque chose.
- Vous n'avez pas l'air vraiment surpris qu'il ait disparu ? demande le père en plissant ses yeux comme un agent de la gestapo. Vous savez où il est ?