Le reste de la journée était généralement réservé au commerce et à l'échange de ce qu'on avait récolté le matin. Une tranche de cèpe valait trois gouttes d'eau de framboise, un bouton de rose s'échangeait contre dix grammes de pissenlit grattés sur la tige. Tout se marchandait avec bonne humeur et fair-play. On aimait discuter, cela faisait partie du jeu, mais jamais personne ne se chamaillait. Il n'y avait qu'une seule chose qui ne s'échangeait pas : la fleur de sélénielle. Il fallait d'ailleurs faire partie de la famille royale pour avoir le droit de la cueillir. La fleur de sélénielle ne s'échangeait pas, car elle se donnait. Soit en cadeau, pour récompenser un sujet méritant, soit pour soigner un malade.
Cette merveilleuse plante avait tellement de propriétés qu'elle soignait pratiquement tout, ce qui lui conférait son statut de fleur royale. En tisane, elle soignait les mauvaises pensées, en tartine, elle ne donnait que des bonnes idées et, en purée, elle rendait plus forts les bébés. Elle avait aussi plein d'autres propriétés, plus médicales, mais seul Miro les connaissait et il pouvait fabriquer les potions qui soignaient tout, et surtout n'importe quoi.
Arthur est assis face à la porte d'entrée depuis maintenant deux heures. Il se demande si Sélénia va revenir les bras pleins de sélénielles, fraîchement cueillies.
« Peut-être va-t-elle m'en offrir une ? » pense-t-il en souriant. Mais on n'offre pas une fleur royale comme ça, il faut la mériter.
- Je l'ai méritée ! J'ai traversé toutes les dimensions pour venir jusqu'ici ! se dit-il à lui-même à voix haute.
- À qui parles-tu ? lui demande Miro, qui arrive dans son dos. Arthur sursaute et s'excuse. Il parlait tout seul pour se tenir compagnie en attendant le retour de Sélénia.
- Elle va venir, ne t'inquiète pas ! lui assure Miro en s'asseyant à côté de lui.
Le silence s'installe un instant, comme s'il était plus difficile pour Arthur de parler à quelqu'un que de jacasser tout seul.
- Elle était comment Sélénia, quand elle était petite ? demande Arthur au bout d'un moment.
- C'était une véritable petite peste ! ironise Miro.
Arthur ne peut s'empêcher de sourire, pas vraiment surpris de cette nouvelle.
- Je me souviens qu'un jour, elle était haute comme trois pépins de pomme, elle entra dans ma hutte sans même frapper et m'annonça, le menton bien relevé, qu'elle allait nous quitter, lui raconte Miro.
Arthur est bluffé, admiratif. Comment une petite fille avait- elle trouvé le courage d'affronter ainsi l'autorité ? Arthur s'imagine mal dans pareille situation. Lui qui a déjà un mal fou à demander à ses parents l'autorisation d'aller à la patinoire rejoindre ses copains. Son père généralement lui refuse tout et quand Arthur veut vraiment quelque chose, il doit passer pas sa mère qui, à force de courage et de ténacité, arrive toujours à faire plier son mari. Mais c'est une gymnastique épuisante et, au fil du temps, Arthur a simplement pris l'habitude de ne plus rien demander. Mais Sélénia n'est pas faite du même bois.
- Cela me flatte que tu me préviennes ! avait dit Miro à la jeune fille. Mais je pense que c'est surtout à ton père que tu devrais apporter cette nouvelle !
- Je lui ai déjà tout dit ! répondit fièrement la princesse. Miro retint son sourire pour ne pas la vexer, il la trouvait tellement craquante avec sa petite bouille rebelle.
- Et... que t'a-t-il répondu ?
- Rien ! Il est tombé dans les pommes ! C'est pour ça que je viens te chercher, pour que tu puisses lui donner une potion afin qu'il revienne à lui. Moi, je n'ai plus le temps de m'occuper de ces choses-là puisque je m'en vais !
Le petit sourire de Miro s'était figé d'un seul coup. Il empoigna immédiatement sa trousse de secours et se précipita au chevet de son roi qui, effectivement, gisait aux pieds de son royal fauteuil. Miro lui fit respirer quelques graines de céleri fermenté et le roi revint à lui.
- Ma fille ?! avait-il crié à son réveil, mais Sélénia avait déjà disparu quand Miro revint dans sa hutte.
- Et sa mère ? Elle n'a rien dit ? demande Arthur.
- Ah !.. sa mère ! soupire Miro. C'était une femme formidable ! Elle avait simplement demandé à sa fille : « Est-ce que tu m'aimes ? » Sélénia, très étonnée, avait évidemment répondu oui. « Alors va où tu veux, ma fille, car où que tu sois, je serai, puisque je suis dans ton cœur ! »
- Wouah !!.. c'est beau ! commente Arthur qui n'est pas près d'entendre ça dans sa famille.
Chapitre 18
Sélénia avait décidé que son village était maintenant devenu trop petit pour elle, puisque de l'aveu même de son père, elle grandissait à vue d'œil. Et puis sa tête aussi grandissait et elle comptait bien la remplir. Miro avait eu la mauvaise idée de lui expliquer les traditions et comment elle serait un jour amenée à diriger le royaume. Pas question pour elle de gouverner un territoire sans même le connaître. Elle voulut donc sillonner les Sept Terres afin d'avoir une meilleure vision des choses. Son élan était tout à fait louable, mais elle oubliait simplement qu'elle n'avait alors que cent ans, ce qui correspond chez nous à un petit trois ans. C'était jeune pour traverser des contrées aussi dangereuses, mais il était trop tard. Elle était déjà partie.
Elle traversa rapidement la Première Terre puisque c'était la sienne et qu'elle la connaissait par cœur. À chaque fois qu'elle croisait un Minimoy, elle le saluait courtoisement, comme le veut la tradition, mais dès qu'elle s'en allait, ce dernier fonçait prévenir le roi, qui tombait à nouveau dans les pommes, rien qu'en imaginant sa fille qui s'éloignait tous les jours davantage. Miro utilisait tellement de graines de céleri qu'il dut en remettre à fermenter.
Sélénia arriva dans la Deuxième Terre, les grands plateaux du Nord qui s'étalaient à perte de vue. On appelait ce territoire « les plaines de Labah-Labah », tellement on n'en voyait jamais le bout. L'herbe était jaune et uniforme ce qui rendait le voyage très monotone. Elle croisa quelques troupeaux de gamouls sauvages qui la suivirent quelques jours, trop contents d'avoir un peu de visite. Elle croisa aussi quelques nomades de la tribu des Toulabahs. Ce peuple paisible gardait généralement les troupeaux. C'étaient les meilleurs dresseurs d'insectes de tout le royaume et ils acceptèrent de confier à cette petite princesse quelques-uns de leurs secrets de dressage. Il faut avouer qu'il était difficile de résister au charme de ce petit bout de chou, dont la volonté et l'engagement forçaient le respect de tous. Le chef de la tribu lui donna quelques sucettes à la rose, non pas pour son usage personnel, mais pour amadouer certaines des bêtes féroces qu'elle serait amenée à croiser durant son voyage.
Elle quitta les Toulabahs un beau matin et pénétra sur la Troisième Terre. La frontière était facile à repérer : l'herbe courte et jaune s'arrêtait net, au pied d'une forêt quasiment tropicale. L'ambiance était tout à fait différente. Tout d'abord, les arbres étaient très hauts et empêchaient souvent le soleil d'atteindre le sol. Ensuite, l'humidité était constante et il y avait en permanence un léger brouillard. Ce qui n'était pour nous qu'une petite brume de sol était, pour Sélénia, une véritable purée de pois. Les bruits des animaux étaient ici très différents et le fait qu'elle puisse les entendre sans jamais les voir l'angoissait énormément.
La petite Sélénia commençait à regretter son voyage et se rappela, un peu tard, que la Troisième Terre abritait aussi un peuple de redoutables chasseurs. Un peu tard parce que le piège s'était déjà refermé sur son pied. La liane se resserra d'un seul coup autour de celui-ci et projeta Sélénia dans les airs. Elle se mit instantanément à hurler, comme un cochon qui aurait gagné un mégaphone. Elle hurlait tellement fort que les chasseurs, les deux mains sur les oreilles, la supplièrent d'arrêter et jurèrent qu'ils feraient n'importe quoi pour elle, pourvu qu'elle cesse ses braillements. Les chasseurs harponnas étaient rompus à toutes sortes de combats, mais perdaient complètement leurs moyens quand ils entendaient un enfant crier. C'était là leur seule faiblesse. Autant dire que Sélénia-la-maligne, une fois qu'elle eut découvert ce talon d'Achile, en profita allègrement. Elle passa presque un mois dans leur camp au milieu de la forêt. On lui présenta le chef qui était une chef. Elle s'appelait Décibelle. Elle était fort jolie et avait de magnifiques grands yeux blancs. Malheureusement pour elle, ces beaux yeux-là ne lui permettaient pas de voir. Décibelle était aveugle. Mais cette malformation de naissance ne la rendait pas malheureuse, bien au contraire. Elle avait, grâce à ce handicap, développé énormément son ouïe et elle était capable d'entendre un son bien avant que n'importe qui puisse le percevoir. Elle avait appris à reconnaître tous les animaux et elle était même capable de déceler leur humeur. Elle savait donc tout sur tout le monde et ce, même la nuit, quand l'œil ne sert plus à rien. La tribu entière s'était inclinée devant ses pouvoirs que certains qualifiaient même de maléfiques et elle fut tout naturellement nommée chef du clan, il y a maintenant plus de mille lunes.