Sélénia était fascinée par cette femme, tout comme cette femme l'était par cette enfant, curieuse de tout. Décibelle lui apprit à reconnaître les sons, les cris, les plaintes, les appels, les chuchotements de chaque animal. Sélénia était une bonne élève et Décibelle avoua qu'elle n'avait jamais rencontré une petite fille ayant autant de capacités.
- Tu feras une bonne reine, lui avait murmuré Décibelle en la regardant partir vers la Quatrième Terre.
Quand Sélénia quitta la forêt pour les verts pâturages de Patanalande, elle fut obligée de cligner des yeux, tellement la lumière lui paraissait forte et agressive. Presque vulgaire. Il faut dire qu'elle venait de passer plus d'un mois les yeux fermés, pour mieux retenir les bruits que Décibelle lui faisait découvrir.
Patanalande était le plus vaste des territoires minimoys. Il était réservé au bétail et il fallait des semaines pour le traverser. Les troupeaux s'y plaisaient car le terrain longeait la rivière et l'herbe y poussait en abondance. Il n'était pas rare d'y croiser d'énormes scarabées qui broutaient tout sur leur passage, laissant derrière eux l'herbe plus rase qu'une moquette. Sélénia emprunta l'une des nombreuses autoroutes tracées par les insectes, qui ondulait agréablement à travers la province. La petite princesse s'amusait souvent à courir sur ces grands boulevards, mais un jour, à un croisement, elle percuta un animal. Dans un cas pareil, les deux percutés se redressent, se frottent un peu la tête, s'envoient une série d'excuses réciproques et reprennent leur chemin. Malheureusement pour Sélénia, elle avait percuté une fourmi et l'affaire prit tout de suite des proportions démesurées. Toute la colonne de fourmis s'était d'abord arrêtée, créant un formidable embouteillage, très fellinien. Des dizaines de fourmis témoins de la collision se mirent à donner des versions contradictoires des faits, chacune ayant vu l'action d'un point de vue différent. Les fourmis chefs de ligne, les capitaines de cohorte et même deux généraux de campagne vinrent se mêler à l'affaire.
Après des heures de discussion, tout le monde était d'accord pour dire que Sélénia était la seule responsable puisqu'elle n'avait pas respecté la priorité solaire. Elle avait répondu que c'était la première fois qu'elle entendait parler d'une telle priorité et que ça ne faisait pas partie des siennes. Si au moins il y avait eu un panneau prévenant d'une telle chose, elle aurait suivi la consigne. Mais les fourmis étaient têtues, pires que des Suisses dans les clous, et elles décidèrent de porter l'affaire devant le roi.
La princesse se laissa escorter sans rien dire. De toutes façons, elle n'aurait pas pu faire grand-chose car elle était encerclée par une marée de fourmis haineuses. Sélénia avait mis ses mains sur ses oreilles pendant le transfert. Depuis son séjour chez Décibelle, elle avait l'ouïe plus sensible et les jacassements de cinq cent mille fourmis débattant sur une priorité lui cassaient les oreilles. Ils entrèrent bientôt dans la fourmilière. Sélénia était très impressionnée. C'était mille fois plus grand que son village. Une vraie mégapole. Près de dix millions d'individus vivaient là dans une excitation permanente. La princesse se demandait même comment ils arrivaient à se croiser autant de fois dans la journée sans jamais avoir d'accident.
- Parce qu'elles respectent les priorités, elles ! avait insidieusement répondu le chef de cohorte.
Ils passèrent sur le côté de la grande salle, par l'un des accès rapides qui menait directement au bureau central. Pendant quelques minutes, Sélénia eut donc le loisir de voir la ville d'en haut. Le sol était noir de monde, comme un tapis humain qui sans cesse composait de nouveaux dessins. Un peu comme la surface de l'eau qui, balayée par le vent, brille de mille facettes. Le trafic était tellement intense qu'il était impossible de distinguer une seule route. Pourtant, tout ce petit monde savait très bien où il allait et ce qu'il avait à faire. Cette discipline impressionnait Sélénia et, quand elle se retrouva finalement devant le roi, elle s'inclina, en signe de respect. Sa Majesté soupira quand on lui raconta le problème. Il semblait en avoir tellement marre qu'on vienne lui casser les pattes à chaque fois qu'il y avait un problème de ce genre. On venait le voir pour tout et n'importe quoi. Il devait résoudre des milliers de problèmes par jour, plus bêtes les uns que les autres. Le vrai problème venait du grand texte.
Les anciens avaient gravé dans la pierre toutes les règles à respecter pour que la communauté entière puisse vivre en harmonie. Ces règles étaient bonnes et avaient fait leurs preuves. Elles étaient surtout nécessaires, car on n'organise pas la vie d'une centaine de Minimoys comme celle de dix millions de fourmis. La rigueur et l'équité étaient donc des facteurs importants. L'individualisme était bien évidemment banni et toute forme de créativité fortement déconseillée. Sélénia n'aurait pas pu vivre plus de dix minutes dans des conditions pareilles, mais il avait bien fallu qu'elle s'y fasse puisqu'elle fut condamnée à dix jours de travaux d'intérêt général. La décision fut sans appel. Sélénia était outrée. Comment pouvait-on condamner une princesse de son rang, sans même lui laisser une seule fois la parole pour se défendre ? Mais les lois des fourmis n'admettaient aucune discussion. Les premiers jours, elle n'avait pas mangé, prétextant qu'elle n'avait pas faim. Mais quand le soir venait et que son ventre gargouillait comme un gamoul, elle regrettait son arrogance. Elle apprit donc très vite à manger comme les autres, six fois par jour. Au fil du temps, elle commença à apprécier cette rigueur qui, bien employée, ne pouvait pas faire de mal. Il n'y avait pas de privilège, mais il n'y avait pas d'exclus non plus. Tout le monde partageait le même travail et chacun mangeait à sa faim. Quand Sélénia fut ramenée au roi, à la fin de sa peine, son arrogance avait disparu et elle le remercia pour cette expérience.
- Tu feras une bonne reine ! lui avait répondu le souverain, ce qui déclencha aussitôt une série de plaintes de la part des fourmis puisqu'il était écrit dans la pierre qu'aucune distinction honorifique n'était possible.
Le roi s'était alors mis dans une colère colossale, pour une fourmi.