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- Vous me cassez les antennes ! avait-il hurlé, clouant sur place dix millions d'individus, comme un trou dans le temps ou dans l'espace, comme le bug du siècle. Le roi avait profité de ces quelques secondes de calme absolu pour respirer un bon coup.

- C'est bon ! Reprenez une activité normale ! avait-il été obligé de crier pour relancer la machine.

Le tapis humain se remit en route, sans commentaire. Cette colère du roi fut bien sûr inscrite dans le grand rapport que les fourmis tenaient à jour depuis des siècles, mais personne ne put jamais l'expliquer. Il fallait être humain pour savoir qu'il n'y avait rien à expliquer. Une bonne gueulante de temps en temps, ça fait du bien par où ça passe, et puis c'est tout !

La Cinquième Terre était la plus petite du royaume et on y trouvait un peu de tout. Une rivière au nord, de grands canyons en brique rongés par une végétation luxuriante au sud, puis à l'ouest, les premières traces de civilisation humaine. Les Koolomassaïs étaient les maîtres de ce terrain instable qui changeait d'allure après chaque colline. Le décor, biscornu et accidenté, avait sûrement une influence sur le caractère de ses habitants, car les Koolos étaient les pires des baratineurs. Jamais oui, jamais non, toujours peut- être. Ils changeaient d'avis comme de chapeaux, ce qui leur permettait de bien s'entendre avec tout le monde, d'où une aptitude certaine au show-business. Ils possédaient tous les bars et les dancings de la région. C'était, disons-le franchement, les rois des baratineurs, des dragueurs et, à l'occasion, des voleurs.

Autant dire que les fourmis et les Koolos ne pouvaient pas se voir en peinture, ce qui n'était pas si grave puisque les fourmis n'avaient pas le droit de peindre et que les Koolos étaient trop feignants pour le faire.

Après quelques semaines en fourmilière, Sélénia ne fut pas fâchée de boire un verre dans le premier bar qu'elle trouva. Il s'appelait le « Stunning rapids bar ». L'étonnant bar des chutes du diable, en langage minimoy. Le bar tenait son nom des grandes chutes d'eau toutes proches qu'on entendait en permanence. L'endroit était tenu par le fameux Max, mais Sélénia, à l'époque, n'eut jamais le loisir de le rencontrer. Elle commanda la boisson locale, le jack-fire, et fut surprise de voir à quel point cette boisson était désaltérante.

Après quelques jack-fires, elle avait dansé avec tout le monde. Mal, les premières fois, mais la princesse apprenait vite et, au troisième bar écumé, elle était considérée comme la reine de la danse. Bien que le jack-fire fût très désaltérant, elle comprit vite qu'il avait aussi la particularité de faire très mal à la tête au réveil. C'est ce qui déclencha le départ de la jeune fille de cette terre ambiguë, et elle passa à la suivante. Le sixième territoire n'était pas seulement en bordure du monde des humains, mais carrément à l'intérieur. La terre s'était effectivement infiltrée dans le goudron qui entourait le garage et de grandes surfaces d'herbe marronnasse avaient poussé jusque sous les fondations de la maison. Il n'y avait donc plus de ciel au-dessus de la tête de Sélénia, mais un ensemble de planches de bois coulées dans le béton.

Sélénia longea une falaise en brique, rongée par la mousse. Les torrents et les chutes d'eau étaient fréquents et comme les Minimoys ne supportaient pas l'eau, elle avait bien du mal à traverser ce territoire peu accueillant, entrecoupé de murets qu'elle mettait à chaque fois la journée à franchir. Epuisée par tant d'exercices, elle s'était servie des sucettes que les Toulabahs lui avaient données pour apprivoiser une araignée. L'animal était un peu récalcitrant et ne se laissa pas dompter facilement. Il lui en coûta trois sucettes. Le reste du voyage fut bien plus agréable. Sélénia s'était bien attachée sur le dos de l'araignée qui montait les parois verticales, enjambait les marécages et traversait les cours d'eau en se servant de son fil comme d'une liane. La princesse avait ainsi pu observer tous ces paysages sans se fatiguer et sans se faire une seule tache. Il lui était même arrivé de s'endormir sur le dos de l'animal, tellement celui-ci se déplaçait avec souplesse. Effectivement, ses huit pattes amortissaient tous les accidents de terrain et compensaient les différences de niveaux, offrant ainsi à Sélénia un doux lit, aussi confortable que ceux de l'Orient-Express, en plus poilu.

Chapitre 19

Arrivée au bord de la Septième Terre, l'araignée s'arrêta net. Pas question pour elle d'aller plus loin et toutes les sucettes du monde ne purent lui faire changer d'avis. Sélénia rendit donc sa liberté à l'araignée et la remercia pour son agréable compagnie.

Il n'y avait pas que les araignées qui ne voulaient pas s'aventurer sur ces terres interdites. Personne ne voulait y aller. Certains pas superstition, mais la majorité parce qu'il n'y avait simplement rien à y faire. C'était une étendue plate et désertique. Aucune plante n'avait accepté d'y pousser, aucun animal n'avait daigné s'y installer. La terre y était noire, brûlée en profondeur. Sélénia se demanda bien ce qui avait pu provoquer un tel cataclysme et, en voyant le panneau à tête de mort, elle commença à comprendre. Elle rentrait dans le territoire du Nonoland. D'après le grand livre, ces terres furent brûlées par les troupes de M le maudit. Son territoire était limitrophe et il avait tout anéanti autour de lui, afin de se protéger contre les invasions. Il est vrai que quelqu'un se déplaçant sur Nonoland était visible dans la seconde, vu qu'il n'y avait même pas un brin d'herbe pour se cacher derrière.

Les gardes séides avaient donc repéré Sélénia depuis longtemps, mais laissaient l'inconsciente avancer vers eux. Sélénia marchait à grands pas, bien décidée à aller tirer les oreilles de ce soi-disant M afin qu'il lui donne quelques explications sur ce désastre écologique. La petite princesse était encore bien trop jeune pour avoir peur du danger. Rien n'avait de limite pour elle et la grande loi de la nature était bien plus forte que tout, puisque c'est elle qui réglait l'ordre des choses. La nature, que Sélénia se sentait chargée de représenter, allait donc punir ce fameux M et faire repousser tout ça. Il fallait vraiment avoir cent ans pour être aussi naïf.

Un gigantesque filet, dissimulé dans la poussière du sol, se referma sur Sélénia. Rapidement, quelques séides apparurent. Ils étaient allongés sur le sol, aussi invisibles qu'un caméléon grâce à leur armure couleur de cendres. Quelques moustiks s'approchèrent. C'était la première fois que Sélénia en voyait. Les pauvres animaux étaient transformés en véritables machines de guerre et leur harnachement devait peser des tonnes. Mais à force de maltraitances et de privations, les séides avaient réussi à rendre leurs montures plus dociles qu'un caramel. On accrocha le filet sous un moustik et Sélénia fut transportée dans les airs, jusqu'aux abords de Nécropolis, au milieu des terres interdites.

La ville avait été construite dans les catacombes de la maison d'Archibald. L'odeur y était insupportable. L'air manquait. Il avait laissé la place à des effluves de gaz et des vapeurs d'essence. Sélénia avait la tête qui tournait et elle crut un instant qu'elle ne reviendrait jamais de ce voyage. Mais on s'habitue à tout, même au pire.

Les séides déposèrent le filet aux pieds de M le maudit, aux pieds de Maltazard. Il était encore plus laid au naturel que dans les descriptions qu'en donnait le grand livre. Son visage était creusé par le temps, son corps rongé par la maladie. Rien que la couleur de sa peau vous donnait mal au cœur. Elle rappelait celle des foies de malades qu'on vous montre en photo pour vous inciter à ne plus boire. Même du jack-fire. Maltazard, à la vue de la petite princesse, s'était mis à rire et il fallut attendre une heure pour que ça lui passe. Il riait à la providence. Lui qui multipliait les pièges pour attraper des Minimoys, voilà que la fille même du roi lui tombait toute crue dans le bec. Il y avait de quoi rire et il remercia la déesse de la grande forêt pour son cadeau. D'ailleurs, il allait la sacrifier en son honneur. La princesse, très digne, avait levé le menton et lui avait à son tour ri au nez.