Arthur relâche une goulée d'air tellement chaude qu'elle se transforme en un petit nuage. Si cette mixture était censée lui ôter la vie, elle est plutôt vicieuse car, pour l'instant, Arthur ne sent rien de spécial, à part la chaleur qui descend dans son corps.
- Alors ? À quoi ça ressemble ? lui demande le chef, toujours avec son petit sourire.
- À... on dirait du... un goût de... marguerite ?
Les guerriers éclatent de rire en entendant cette réponse aussi simple qu'honnête.
- Exactement ! Voilà une très bonne analyse ! affirme le chef. Arthur sourit à son tour, amusé par sa propre naïveté.
- La vérité sort de la bouche des enfants, lance le chef.
Mais Arthur sait très bien que ce dicton-là n'est pas un proverbe des Matassalaïs.
Les guerriers sont de bonne humeur aujourd'hui et pas loin du fou rire collectif.
- Quelles sont les propriétés de cette soupe ? demande Arthur, toujours aussi curieux.
- Il n'y en a absolument aucune ! lui répond le chef, déclenchant ce fou rire que tout le monde semblait attendre. C'est juste la tradition ! Nous, on suit ce qui est marqué dans le livre ! parvient à dire le chef entre deux rires saccadés.
- Le livre... de cuisine ! rajoute un guerrier en explosant d'un rire communicatif.
Arthur regarde les guerriers se tordre de rire, comme des enfants devant Guignol. La marguerite aurait-elle des vertus euphorisantes, inconnues jusqu'alors ? Dégagerait-elle, en fondant, un gaz hilarant, un souffle de jouvence capable de transformer de grands guerriers en poupons hilares ?
- C'est marrant parce que « Marguerite » c'est aussi le prénom de ma grand-mère ! précise Arthur, ce qui déclenche définitivement l'hilarité générale. Comment ne pas rire en imaginant la mamie en train de bouillir au fond d'une casserole ?
C'est ce moment précis que choisit Alfred pour passer la tête dans l'ouverture et aboyer un grand coup.
- Toi aussi, tu veux un peu de soupe ? ! hurle un guerrier, et voilà le groupe qui se tord à nouveau.
Ils se tiennent le ventre, tellement ça leur fait mal de rire autant. Même Arthur commence à succomber à ce fou rire ravageur. Mais Alfred n'est pas là pour rigoler. Maintenant que la vie d'Arthur n'est plus en danger, ce serait bien qu'il s'occupe de ceux qui risquent réellement de la perdre. Alfred aboie plusieurs fois et finit même par tirer Arthur par la manche.
- C'est bon, Alfred ! Attends deux secondes, elle chauffe la soupe ! dit-il en ricanant.
Les guerriers sont pliés en deux, incapables de quoi que ce soit, sauf de rire aux éclats.
Alfred est dégoûté. Il sort de la tente et continue à aboyer de l'extérieur. Peut-être son maître comprendra-t-il mieux le message ainsi.
Ça y est, Arthur percute. Le chien tourne sur lui-même comme une toupie, fronce les sourcils, baisse les oreilles. Aucun doute à avoir, il s'est passé quelque chose à la maison. Arthur se lève d'un bond et file vers la sortie.
- Eh ? Où vas-tu Arthur ? lui demande le chef, toujours aussi hilare.
Mais Arthur est déjà trop loin pour répondre. Il est même déjà trop loin pour entendre la question.
- Il est parti cueillir des marguerites ! lâche un guerrier en pouffant, jetant ainsi le groupe dans une hystérie collective. À croire qu'en effeuillant les marguerites jetées dans la marmite, on terminait toujours par « à la folie ».
Chapitre 3
Arthur attrape sa trottinette en bois qu'il avait laissée contre un arbre, à l'entrée de la forêt. Alfred aboie et tourne autour de lui comme une mouche.
- C'est bon ! J'ai compris ! J'arrive ! s'énerve Arthur en enfourchant son véhicule.
Il donne quelques violents coups de pied pour se donner de l'élan, et dévale la petite route qui serpente jusqu'à la propriété. Arthur connaît bien son engin et il prend toutes les courbes sans jamais freiner. Il s'agit aussi de prendre le maximum de vitesse pour ne pas avoir à marcher au bout de la ligne droite qui remonte jusqu'au portail de la maison. Dernier virage. Arthur se baisse pour diminuer sa prise au vent. Alfred sort davantage sa langue, mais cela n'a aucun effet sur son aérodynamisme. En bout de ligne droite, il a refait son retard et il passe le portail le premier, histoire de guider Arthur directement sur le lieu du drame.
L'abeille est toujours là, au fond du verre, agonisant sur le dos, ses petites pattes en l'air, grattant un sol invisible. Arthur n'en croit pas ses yeux. Qui donc pouvait être capable d'une telle cruauté ? L'enfant regarde autour de lui. Le coupable a évidemment disparu. Mais tout le monde sait qu'un assassin revient toujours sur les lieux de son crime. Arthur se promet de l'attendre, cent ans si nécessaire. En attendant, il s'agit de sauver cette abeille. Arthur soulève délicatement le verre. L'air frais pénètre immédiatement, mais l'animal réagit à peine, déjà en route pour son paradis sucré. Le petit garçon connaît par cœur les gestes qui sauvent. Il les a appris l'été dernier, quand son père l'avait envoyé chez les scouts. Mais l'abeille est vraiment très petite et le bouche-à-bouche ne va pas être facile.
Arthur se contente donc de souffler délicatement sur l'animal. Ses petites ailes battent légèrement sous l'effet de cette gentille brise, mais rien ne semble la tirer de son sommeil. L'enfant est perplexe. Peut-être devrait-il commencer par lui libérer les pattes qui sont engluées dans la confiture et l'aider à se remettre sur le ventre ?
Son père, lui, est à quatre pattes, même si on n'en voit que deux puisqu'il est presque entièrement dans le placard situé sous l'évier. Après avoir renversé tout ce qu'il y avait de renversable, Armand ressort, brandissant victorieusement une bombe insecticide.
- Ah ! Tu vois qu'il en restait une ! lance-t-il à sa femme, pas vraiment ravie de la nouvelle.
- Je ne l'avais pas vue, dit-elle avec une mauvaise foi qui dissimule à peine son embarras.
Son mari n'est pas fute-fute, mais il a quand même senti sa réticence. Il lui pose gentiment la main sur l'épaule.
- Chérie, faut-il te rappeler que je fais ça dans l'intérêt de tous et principalement celui d'Arthur ?
La femme acquiesce mollement. Le mari renchérit, pour mieux enfoncer le clou :
- Tu te souviens de ce qu'a dit le docteur ?
La femme acquiesce une nouvelle fois, mais Armand ira jusqu'au bout, jusqu'à ce que sa femme ait la chair de poule.
- Il a dit clairement que la moindre piqûre d'abeille pouvait lui être fatale. Et tu veux que je laisse ces bestioles tourner autour de la maison, au risque de voir notre petit Arthur se faire piquer, au beau milieu d'une partie de cache-cache ? Tu veux entendre un fou rire d'enfant se transformer en cri de douleur ?
Le père a gagné. Sa femme est en larmes.
- Mon petit Arthur, je l'aime tellement ! sanglote la mère. Son mari passe une main qui se veut rassurante autour des épaules de son épouse.
- Alors nous n'avons pas d'autre solution. C'est elle... ou lui !
Arthur a trouvé le minuscule bout de bois qu'il cherchait. Il peut enfin décoller les pattes de l'abeille. Avec une concentration de chirurgien, une minutie de champion du monde de Mikado, il décolle une à une, les pattes engluées. L'abeille moitié inconsciente, moitié asphyxiée, a sorti son dard, comme elle le fait systématiquement quand elle est attaquée de la sorte. L'épine pleine de venin se balance lentement et cherche son ennemi. Si seulement elle savait que ce petit doigt qui passe si souvent à côté d'elle appartient à la main qui ne cherche qu'à la sauver. Et Arthur, sait-il qu'il joue avec sa vie à chaque fois qu'il dégage un peu plus l'animal ?