Tout le monde a entendu les cris d'Arthur et la garde royale se précipite vers la porte qu'il est en train d'ouvrir avec la plus grande imprudence.
- Que fais-tu, malheureux ?! hurle le roi à l'enfant.
- C'est Sélénia !! J'en suis sûr ! répond Arthur, incapable de refréner son enthousiasme.
Il tire comme un malade sur la lourde porte qui finit par s'ouvrir.
Arthur avait raison. Sélénia est bien là et il peut afficher un sourire des plus radieux. Mais ce n'est pas le cas de la princesse. Son visage est fermé, creusé par les larmes, ravagé par la honte et la tristesse. Probablement à cause du couteau qu'elle a sous la gorge, à cause de ce bras puissant qui l'étrangle, à cause de cet immonde Maltazard qui la tient prisonnière.
Le sourire d'Arthur s'effondre en une seconde, comme un château de cartes. Miro a d'un seul coup le sang glacé et la truffe toute bleue. Quant au roi, il est déjà aux pommes. Sélénia regarde Arthur de ses yeux pleins de larmes. Elle voudrait tellement lui dire à quel point elle est heureuse et soulagée de le savoir là, si près d'elle.
Mais la lame l'empêche d'émettre le moindre son de sa bouche pourtant ouverte.
- Quel plaisir de te revoir, jeune Arthur ! dit Maltazard de sa voix aussi agréable qu'une scie électrique sur une barre en fer. Rien qu'au son de sa voix, il a fait trembler le village entier et les gens sont tétanisés par cette vision d'horreur qui vient de les envahir.
Maltazard, que tout le monde croyait disparu dans les décombres de Nécropolis, est malheureusement bel et bien vivant et il marque son retour de la plus sanguinaire des façons. Mais cette prise d'otage est bien le minimum que l'on pouvait attendre d'un personnage aussi machiavélique.
- Tu as un joli collier ! ironise Maltazard en apercevant le coquillage qui pend au cou d'Arthur. Bienvenue dans le cercle de la nature, mon cher cousin ! ajoute-t-il en ricanant. Arthur serait ravi de lui montrer qu'il a maintenant tout du tigre en lui sautant dessus, mais Maltazard est plus rapide qu'un tigre et il fait pression avec son couteau sur la gorge de Sélénia. Arthur s'arrête aussitôt, coupé dans son élan. Il n'y a pas vraiment d'intérêt à récupérer une princesse à la gorge tranchée. Il faut réfléchir. Trouver une autre solution. Gagner du temps.
- Je sais maintenant comment Sélénia a perdu sa mère ! Miro m'a raconté l'histoire ! lui lance Arthur, pour capter son attention.
- Belle histoire, n'est-ce pas ? Mais je vais t'en écrire une nouvelle bien plus sympathique encore ! Tu auras de quoi passer de bonnes soirées d'hiver au coin du feu ! lui répond Maltazard d'un ton sarcastique.
L'odieux M pousse sa prisonnière et entre définitivement dans le village. Arthur recule devant eux, histoire de ralentir leur progression et de donner du temps aux Minimoys. Du temps pour réfléchir à quelque chose, n'importe quoi, du moment que ça puisse sauver Sélénia. Mais les Minimoys n'ont pas l'esprit guerrier ni tortueux et ils sont aussi démunis qu'une poule devant une bombe atomique.
- Pourquoi ne pas faire comme avec la reine ? Je suis prince, maintenant. Ça vaut bien une princesse. Prenez-moi en échange. Je vous donne ma vie contre la sienne ! lui suggère Arthur en l'obligeant à s'arrêter.
- Nooon ! hurle la princesse, et Maltazard a toutes les peines du monde à l'empêcher de gesticuler.
Il est obligé d'utiliser toute la force de son bras pour maintenir la jeune fille. La pression devient si forte que Sélénia ne peut plus bouger et elle commence à tourner de l'œil.
- C'est gentil de ta part, jeune Arthur. Il y a quelques années, effectivement, ce genre de troc m'amusait. Mais aujourd'hui, j'ai des ambitions bien plus grandes et ta misérable vie ne m'intéresse pas ! lance Maltazard, aussi méprisant qu'une bourgeoise devant un ticket de métro.
- Peut-on demander à Son Altesse, à Sa Grandeur Sérénissime, quel genre de projet elle a en tête ? demande Arthur, qui essaye la flatterie.
Il fait bien, ça marche toujours sur les dictateurs et les tordus de son espèce. Maltazard s'arrête et prend la pose, comme en interview.
- J'ai effectivement de grands projets et le premier est de quitter ces territoires minables qui ne sont pas à la hauteur de mes ambitions ! déclare Maltazard, comme s'il récitait du Molière. Je vais partir vers d'autres contrées, plus adaptées à ma taille et mon génie. J'ai décidé de voir... plus grand ! ajoute-t-il en pointant un doigt vers le ciel.
Arthur commence à comprendre.
- C'est vous qui avez envoyé le message sur le grain de riz ? demande-t-il, comme s'il avait déchiffré d'un coup toute l'énigme. Vous m'avez envoyé un message de détresse, car vous saviez que j'essaierais de faire quelque chose pour sauver mes amis et que je chercherais à les rejoindre, donc à utiliser le rayon pour ouvrir la porte qui mène aux Minimoys. Mais ce qui vous intéresse, ce n'est pas de « rétrécir », mais bien au contraire de « grandir ». En ouvrant le chemin des Minimoys, je vous ouvrais, par la même occasion, le chemin vers les humains.
Si les bras de Maltazard n'avaient pas été occupés à maintenir, Sélénia, celui-ci aurait volontiers applaudi Arthur.
- Bravo, jeune garçon, tu es décidément très perspicace ! avoue Son Altesse.
Maltazard avait eu un mal de chien à trouver un grain de riz et il avait dû monter toute une expédition pour en ramener un. Il trouva d'abord, au fond de la Sixième Terre, un passeur de niveau qui connaissait la maison des humains comme sa poche, et, quand M lui décrivit l'aliment recherché, le passeur lui indiqua immédiatement la cuisine. Maltazard avait longé les canalisations verticales pour monter jusqu'au rez-de-chaussée. Le premier humain qu'il rencontra était Marguerite. Elle s'affairait dans la cuisine, et Maltazard fut fasciné de voir la minutie avec laquelle la grand-mère préparait à manger. Fasciné aussi de voir tous ces instruments, ce four qui chauffe en tournant un bouton, cette eau qui coule rien qu'en ouvrant un robinet, ce mixeur qui mélange les fruits en quelques secondes et les transforme en purée. Tout l'émerveillait. Le moulin à poivre, le toaster qui faisait sauter le pain en l'air, le frigo qui gardait un morceau d'hiver en plein été, et surtout cet instrument tout tordu qui permettait de faire sauter les bouchons. L'ustensile qui le fascinait le plus était tout de même celui que Marguerite utilisait pour râper les légumes.
La grand-mère s'était fait avoir au supermarché par un vendeur à la criée qui lui avait revendu une série de râpes à découper les légumes de façon décorative. Elle pouvait donc transformer un radis en fleur, mettre de la dentelle autour d'un œuf dur et transformer une tranche de navet en étoile à cinq branches. Elle avait évidemment passé une heure dans la cuisine à essayer chacune des râpes sur tous les fruits et légumes qu'elle avait pu trouver dans le réfrigérateur. Cette démonstration avait subjugué Maltazard. Toute cette création, ce talent, simplement pour le plaisir d'agrémenter un repas. Il en avait les larmes aux yeux, ce qui lui arrivait très rarement. D'abord parce que ses larmes étaient acides et qu'il évitait donc de pleurer, puisque ça lui faisait extrêmement mal, ensuite parce que son esprit malade ne lui donnait pas accès à l'émotion.
Pourtant là, dans cette cuisine, devant cet acte de création absolue, cet art éphémère qui alliait volupté et géométrie, Son Altesse craquait littéralement. Il se sentait revivre, comme si son cœur, trop longtemps éteint, s'était enfin remis à battre. Il n'avait d'habitude dans sa tête qu'un long bruit de marteau-piqueur qui venait de s'arrêter pour faire place à du Mozart. La vie de Maltazard avait ici basculé. Cette vieille dame le fascinait et il venait tous les jours la voir en cuisine. Il avait même dormi plusieurs fois dans l'un des placards, mais un être horrible l'avait surpris en pleine nuit avec un jet de gaz toxique. Comme Maltazard était déjà tellement pourri de l'intérieur, il avait été insensible aux effets de cette bombe.