Bien sûr qu'il le sait. Le docteur l'avait sermonné pendant près d'une heure, lui interdisant même de sortir de la maison. Autant dire à une cigale de ne pas chanter de tout l'été. Arthur a la nature dans le sang et les animaux dans le cœur. Il n'est heureux que quand ses poumons sont gorgés d'air pur. D'ailleurs il ne comprend pas cette allergie et il est persuadé, au fond de lui, que ce vieux docteur à moitié aveugle s'était trompé dans son diagnostic. Ou qu'il avait tout simplement interverti deux dossiers. Le sien à la place de celui de Bobby Passepoil, par exemple, son copain de classe, gros comme un marshmallow, blanc comme un marshmallow et mou comme... un marshmallow. Comble de la description, il ne mange que ça, des marshmallows. Bobby ne sort jamais de chez lui, sauf pour aller à l'école. Il a peur de tout et de rien et surtout peur d'avoir peur. Il lui suffit de voir une abeille pour commencer à geindre comme si l'insecte l'avait déjà piqué. D'après lui, il est simplement ultrasensible. D'après les autres, il est simplement lâche comme un pou. Ce n'est pas le cas d'Arthur et il libère bientôt la dernière patte de l'abeille. Les animaux sont connus pour leur instinct et celui de ce petit insecte doit marcher à plein régime. Mille fois elle a eu l'occasion de le piquer, mille fois une force, une onde, l'a empêchée de le faire. Elle doit sentir que cet étrange bonhomme n'est pas capable de faire de mal à une mouche. Donc par voie de conséquence, à une abeille non plus.
Un frisson parcourt le corps de l'insecte, comme pour réveiller tous ses petits muscles trop longtemps asphyxiés. L'abeille exécute quelques battements d'ailes et constate avec bonheur que le matériel n'est pas endommagé.
- Désolé pour cette histoire. Je vais faire en sorte que cela ne se reproduise plus ! se sent obligé de dire Arthur, comme pour excuser son père.
L'abeille le regarde un instant, puis met les gaz. Elle décolle péniblement, probablement à cause de la tonne de confiture qu'elle a encore en soute. Elle vire sur le côté, passe au ras du nez d'Arthur et prend rapidement de la vitesse. L'enfant la suit du regard, jusqu'à ce que la forêt l'avale.
- C'est pas possible ! répète le père pour la vingtième fois, en retournant le verre dans tous les sens. Pour lui, une abeille qui s'échappe d'un verre, c'est comme un lapin qui sort d'un chapeau : il y a forcément un truc.
- Tout est bien qui finit bien ! se réjouit sa femme, un sourire en travers du visage. Arthur n'a pas été piqué et la vilaine bête est rentrée chez elle ! ajoute-t-elle en essayant de remettre le capuchon sur la bombe insecticide.
Son mari n'est pas vraiment satisfait. Il n'aime pas les abeilles, il n'aime pas la magie et il n'aime surtout pas qu'on vienne perturber ses plans. Il regarde sa femme qui se débat toujours avec son capuchon.
- En tout cas, si elle a l'audace de revenir par ici, je la raterai pas ce coup-ci ! lance-t-il en fronçant les sourcils, dans un sursaut d'amour-propre typiquement masculin.
C'est à croire que l'abeille attendait qu'il prononce cette phrase pour revenir lui foncer dessus. Pleine puissance, le dard en avant. On frise les cent kilomètre-heure. Objectif à atteindre : ce joli postérieur, bombé à souhait, comme un fruit bien mûr. Impossible de le rater, il est en pleine mire. Armement, largage. Dans le mille, en plein dans la belle pomme, comme Guillaume Tell. L'homme pousse un cri inhumain, un genre de tyrolienne, avec un clou dans le pied. Il en décoiffe sa femme qui se met à hurler à son tour, comme pour partager la douleur de son mari. Le problème de cette femme, c'est que, quand elle hurle, elle se crispe et s'accroche à n'importe quoi. Dans ce cas précis, c'est à la bombe insecticide. Un formidable jet envahit littéralement l'atmosphère. On dirait un éléphant qui éternue. Après un dard dans la pomme, Armand se prend un jet en pleine poire. La douleur est si forte qu'il n'arrive même plus à crier. Sa femme non plus. Elle est trop ébahie par la catastrophe qu'elle vient encore de provoquer. Le silence s'installe, comme celui qui se niche entre l'éclair et le tonnerre. On entend juste le bruit des poils de moustache qui crament à cause du produit surpuissant.
Le père émet alors un second cri, d'une nature inconnue, presque surnaturel, tellement strident qu'un violon ne pourrait pas suivre. La puissance est telle que sa femme, trop proche de l'onde de choc, en perd trois bigoudis. Le cri est bien évidemment chargé de particules d'insecticide et la femme en prend plein la figure. Ses deux faux cils en tombent.
Aucune colle ne résiste à une telle chaleur.
Le hurlement s'éloigne peu à peu, rebondissant en écho d'une colline à l'autre, déclenchant, au passage, la plupart des alarmes.
- Combien de temps vais-je devoir garder cette ridicule compresse sur la tête ? s'exclame Armand, toujours aussi impatient.
C'est amusant de constater que cet homme de près de quarante ans n'a toujours pas compris que c'est son impatience qui le pousse toujours à faire des bêtises.
- Encore dix minutes. C'est marqué sur la notice, répond sa femme, qui pose l'emballage du médicament et saisit sa petite bouteille de vernis.
Allongé sur le canapé, une serviette humide sur les yeux, le père gesticule comme un enfant qui n'arrive pas à dormir.
- De toutes façons, elle n'a pas pu sortir toute seule, cette abeille. Elle a forcément bénéficié de complicités extérieures, marmonne le blessé.
- C'est tellement intelligent, ces petites bêtes, tu sais ! Et parfois très fort ! assure la mère en étalant délicatement son vernis rose sur ses doigts en éventail.
- Ne dis pas n'importe quoi ! Tu vois une abeille retrousser ses manches et de ses petits bras musclés soulever le verre pour pouvoir s'échapper ? ! rétorque le père, qui bout sous sa compresse.
La brave femme hausse un peu les épaules. Elle n'en sait rien. On voit tellement de choses incroyables de nos jours. Elle a bien vu l'autre fois à la télé un python engloutir une chèvre.
- Mais ça n'a rien à voir ! ! lance le père, tellement énervé qu'il en fait fumer sa compresse. Le python qui mange la chèvre, c'est normal ! Ce qui serait pas normal, c'est une chèvre qui mangerait un python !!
La femme marque un temps de réflexion. Elle a beau chercher dans sa mémoire, c'est vrai qu'elle n'a pas le souvenir d'avoir vu à la télé une pareille chose. Mais l'homme fait tous les jours des découvertes, et elle est persuadée qu'un cinéaste parviendra, un jour, à filmer l'événement.
Elle regarde ses ongles et fait briller le vernis dans la lumière. Satisfaite du résultat, elle attaque la main droite, quand elle constate avec stupeur qu'une fourmi attaque la face nord de sa jupe à fleurs. C'est vrai que l'imprimé du tissu est particulièrement bien fait, mais d'ici à ce qu'une fourmi prenne la dame pour un champ de coquelicots, il y a des limites que la mère entend bien faire respecter.
- Allez, ouste ! Retourne dans le jardin ! chuchote-t-elle en la menaçant du bout de son pinceau à vernis.
Elle chuchote parce que si son mari apprend qu'il y a un animal dans la maison, si petit soit-il, il va encore nous vider une bombe. La fourmi n'entend rien, trop occupée à essayer de comprendre comment tous ces coquelicots se sont retrouvés aplatis sur le tissu.
- Attention, je vais être obligée de me défendre ! insiste la mère, toujours à voix basse.
Devant son refus d'obtempérer, la femme se sent obligée d'agir et elle chasse la fourmi d'un coup de pinceau. L'animal se prend une goutte de vernis rose qui, à son échelle, correspond à un seau entier de crème nauséabonde. L'insecte panique, totalement surpris par cette attaque. Il dévale la robe à toute allure, affublé de cette énorme tache rose qui lui colle à la peau.
La mère est satisfaite et suit du regard la fourmi, pour être bien sûre qu'elle regagne le jardin. Mais celle-ci bifurque et part dans la direction opposée. Intriguée, la femme se lève et la suit discrètement, aussi légère qu'un éléphant qui suivrait une souris. La fourmi arrive près de l'escalier et monte la paroi. Elle rejoint une petite corniche. C'est une baguette en bois qui sert d'ornement et qui fait le tour de l'appartement. Visiblement, ça sert aussi de route à pas mal de monde, car il y a des centaines de fourmis qui se croisent. Ça doit être l'heure de pointe. La jeune femme est sans voix. Elle remonte doucement la route du regard pour voir d'où vient tout ce petit monde.