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- De toutes façons, ça ne pense pas, les animaux ! On dit « bête », ça veut bien dire ce que ça veut dire, non ? marmonne le père, incapable de rester tranquille dans son canapé. Le téléphone, la télé ? Qui c'est qui les a inventés ? L'abeille ? Le moustique ? dit-il en gonflant la poitrine, comme pour bien montrer qu'il appartient à la race des inventeurs.

La femme remonte le périphérique qui longe le mur et observe ces fourmis qui courent, plus pressées que les humains d'aller au travail. Soudain, à sa grande stupéfaction, la voie s'arrête à l'angle et fait place à un pont suspendu qui s'étend jusqu'à l'autre mur. L'ouvrage est fait en minuscules morceaux de bois, nervurés de feuilles tressées, de fines lamelles de bambou soigneusement alignées et attachées les unes aux autres. La femme en reste bouche bée. L'ouvrage est magnifique. Jamais elle n'aurait soupçonné que des êtres aussi petits puissent avoir un talent aussi grand.

- Et la cathédrale de Chartres ? Et le pont de Tancarville ? Qui c'est qui l'a construit, le pont de Tancarville ? Les fourmis peut-être ? ! poursuit le père, toujours aveuglé par sa compresse autant que par sa bêtise.

La femme regarde cet incroyable pont, à la fois gigantesque et miniature, qui n'a rien à envier à celui de Tancarville.

- C'est drôle que tu dises ça, parce que là, justement, il y a un pont que les fourmis ont construit, et je me demandais comment elles avaient pu faire ça sans même qu'on s'en aperçoive ! répond tranquillement la mère, nullement troublée par l'énormité de ses propos. Le père soupire, sous son chiffon humide.

- Elles ont dû faire appel à un bureau d'études de fourmis, qui a contacté des fourmis architectes. Il y a beaucoup d'écoles d'architecture pour fourmis ! Après le parlement des fourmis a voté des crédits et la banque des fourmis a débloqué des fonds pour construire le pont ! rétorque le père, qui visiblement a décidé de répondre par l'humour à l'humour de sa femme.

Il a juste oublié que sa femme n'en a pas. Elle n'en a d'ailleurs jamais eu.

- Ah bon ? ! C'est incroyable ! lâche-t-elle avec ingénuité. J'aurais jamais pensé que les fourmis avaient une organisation comme ça, aussi semblable à la nôtre !

Le père fume sous sa compresse, comme une côtelette jetée dans une poêle brûlante.

- Mais comment veux-tu que des fourmis fabriquent un pont ? ! fulmine le père. Une fourmi ça fait deux grammes ! Il y a même pas de balance pour peser leur cerveau ! Réfléchis deux secondes avant de dire n'importe quoi !

Une femme croit toujours son mari, surtout quand il crie.

- Mais le pont est bien là, chéri. Devant mes yeux. Et vu le nombre de fourmis qui empruntent ce chemin, il n'a pas dû se construire dans la nuit !

Le père laisse échapper un long soupir qui en dit long sur son niveau d'exaspération.

- Très bien. Il y a un pont miniature qui pendouille dans la maison. Pourquoi pas ? Et les fourmis l'empruntent : à la bonne heure ! Tant mieux pour elles ! parvient-il à dire avec un calme relatif. Mais il est ri-gou-reu-se-ment-impossible- que-des-fourmis-aient-fabriqué-ce-satané-pont ! C'est clair ? ! Finit-il par hurler en s'étouffant à moitié sous son linge.

La femme acquiesce. Il est bien connu qu'un homme en colère n'a pas d'oreilles.

- D'accord, c'est pas les fourmis, finit-elle par lui concéder.

Son mari, pas mécontent de voir sa femme revenir à la raison, se décontracte un peu dans son canapé.

- Mais si c'est pas les fourmis... c'est qui alors ? demande-t-elle, contre toute attente.

Armand ne va pas tarder à péter les plombs.

Chapitre 4

Le coupable, c'est Arthur. Il est assis derrière le bureau de son grand-père, une loupe dans une main, une pince à épiler dans l'autre. Devant lui, une demi-paille soigneusement coupée. Arthur y a collé de part et d'autre une dizaine de roues. Il s'agit en fait de petites perles à dix sous, montées sur des épingles qui font office d'essieux. À l'avant de la paille, un minuscule système de traction qui permettra, à qui le veut, de tirer l'engin à plusieurs. En un mot comme en cent, Arthur est en train de construire un camion-citerne à échelle miniature. Les commanditaires sont là, face à l'ouvrage, fascinés par l'assemblage qui se fait devant leurs yeux. On devrait plutôt dire devant leurs antennes puisqu'il s'agit d'une délégation de fourmis, au nombre de cinq.

Arthur saisit la dernière petite perle à l'aide de la pince, lui applique une mini-goutte de colle et, à l'aide de la loupe, fixe la dernière roue du carrosse. Il pose ensuite sa loupe et regarde son ouvrage avec satisfaction.

- Voilà, c'est fini, dit-il simplement.

Les fourmis sont ravies, et elles applaudissent à tout rompre de leurs quatre pattes avant. Malheureusement Arthur le devine plus qu'il ne l'entend.

- Merci, merci, c'est trois fois rien, se contente-t-il de répondre modestement. Allez ! Montez à bord, je vais vous raccompagner.

Les fourmis ne se le font pas dire deux fois et se glissent dans la paille, tout excitées de découvrir leur nouveau camion.

Le grenier du grand-père n'a pas véritablement changé depuis la première fois où nous l'avions découvert. Tous les objets d'art qui avaient été vendus à l'affreux antiquaire (lire Arthur et les Minimoys) ont retrouvé leur place.

Le temps a passé depuis cette mauvaise aventure et il s'est chargé de remettre la poussière à son niveau habituel.

Le grand-père n'aimait pas qu'on dérange son joyeux fouillis organisé. Une poule n'y retrouverait pas son œuf, mais Archibald y retrouverait n'importe quoi, même une poule. Il savait exactement où il avait mal rangé chaque objet et le moindre dérangement dans sa désorganisation risquait de lui faire perdre le contrôle de son fourbi.

Pourtant, il avait accepté exceptionnellement, pour services rendus à la nation, qu'Arthur y installe un tronçon de son train électrique, cet honneur avait rendu l'enfant fou de bonheur. Arthur avait pris soin de ne rien déranger et il avait scrupuleusement suivi la topographie des lieux. Les rails glissaient ainsi entre deux grosses malles, avant de sillonner la vallée des livres, puis de se faufiler à travers la collection de statues africaines qui semblaient regarder passer les trains avec beaucoup de détachement. Mais cela ne faisait pas d'elles des vaches.

Arthur pose délicatement la paille sur le wagon de transport, dernier élément d'un train spécialement composé pour l'événement.

- Je vais vous raccompagner, cela vaut mieux. Les routes ne sont pas sûres en ce moment, dit Arthur au petit groupe de fourmis qui patiente devant la gare principale.

Les fourmis comprennent le signal et se ruent dans les wagons, afin de prendre les meilleures places. Il faut dire que le wagon de première est somptueux et les fourmis n'ont pas souvent l'occasion de voyager dans d'aussi bonnes conditions. Le grand-père avait offert à Arthur le train et tous ses accessoires, au retour de leur précédente aventure. En recevant son cadeau, l'enfant avait hurlé de bonheur, pendant près d'une semaine. Il ne mangeait plus, ne dormait plus, trop occupé à la construction du réseau qui reliait sa chambre au bureau de son grand-père.