- Chéri, c'est un peu précipité comme départ. On ne peut pas quitter mon père comme ça. Archibald est content d'avoir son petit-fils pour les vacances et...
Armand lui coupe la parole avec rage :
- Parlons-en d'Archibald ! Il m'a à moitié viré de cette maison ! Je me fais piquer de partout, il s'en moque ! Je me fais agresser par ces indigènes qu'il héberge au fond du jardin, il s'en moque ! Et je suis sûr que si nous partons sur-le-champ, il s'en moquera tout autant !
La mère cherche les mots pour le calmer, mais il est des feux que rien n'éteint.
- Allez ! Habille-toi et rejoins-nous à table ! ordonne le père à son fils, sur un ton si ferme qu'il découragerait même un curé. Puis il attrape sa femme par la manche et l'oblige à le suivre vers le couloir.
Arthur reste seul, anéanti. Deux larmes coulent sur ses joues, deux larmes si pleines qu'elle pourraient rouler jusqu'au sol. Il ne verra pas Sélénia. Son malheur se résume ainsi. Tout le reste n'a guère d'importance. Dix semaines de patience exemplaire. Dix semaines à attendre ces quelques heures où il pourrait à nouveau la serrer dans ses bras, s'enivrer de son parfum de fleur royale, boire son sourire jusqu'à l'infini et reprendre auprès d'elle toute la force dont il aura besoin pour attaquer cette nouvelle année scolaire. Rien de cela ne sera possible. Ni parfum, ni sourire, ni force. Le néant absolu. Arthur se sent comme une fleur fanée, éparpillée autour d'un vase.
L'ambiance n'est pas au top autour de la table et les couverts ont la parole. Les fourchettes répondent aux couteaux et, de temps en temps, une cuillère se mêle à la conversation. Marguerite et Archibald ont le nez dans leur assiette et n'ont pas l'intention de montrer leur désarroi. Le père se bat avec les morceaux de pain qu'il jette sans cesse dans sa soupe. Beaucoup de gestes saccadés qui ont pour mission de cacher sa nervosité. La culpabilité le taraude.
Sa femme a mis sa serviette autour du cou, mais cela ne lui sert pas à grand-chose, vu qu'elle n'a toujours pas touché son assiette. Elle essaye désespérément de croiser un regard qui débloquerait cette situation ridicule. Mais personne ne lui vient en aide. Elle soupire, ce qui traduit assez bien sa détresse, et laisse tramer son regard dans la salle à manger. La pièce est sobre. Quelques masques africains accrochés aux murs et le tic-tac sonore de la pendule qui alourdit davantage encore l'atmosphère. Une cheminée éteinte, noire, morte. « Y a-t-il chose plus triste qu'une cheminée éteinte ? » se demande la mère en soupirant une nouvelle fois.
Mais, si aucune activité ne règne dans la cheminée, il n'en est pas de même sur la cheminée, où un joyeux cortège de fourmis est en train de traverser la pièce. Une vingtaine de fourmis très excitées tournent autour de leur camion-citerne flambant neuf, made in Arthur, tiré par un attelage de huit fourmis bénévoles. Il y a plus de vie et de bonheur autour de ce petit bout de paille que dans toute la salle à manger. Cette pensée fait sourire la mère qui ne semble pas vraiment surprise de voir des fourmis en camion. Si elles construisent des ponts, il paraît effectivement logique qu'elles construisent aussi les véhicules qui roulent dessus. Mais à bien y réfléchir, elle a déjà vu quelque part cette paille roulante. Ça lui revient. Le train d'Arthur. Son fils est donc complice et probablement responsable de ce réseau qu'elle découvre par petits morceaux. Elle s'apprête à en référer à son mari quand ce dernier prend la parole, histoire de rompre la glace :
- Vous qui connaissez si bien la nature, Archibald, est-ce que les fourmis sont assez intelligentes pour construire de petits édifices comme... un pont ?
Archibald réfléchit un instant. Il connaît évidemment la réponse et sait qu'en bien des points les fourmis sont plus intelligentes que l'auteur de la question. Il se souvient alors de cette phrase qu'il avait lue, il y a quelque temps, dans un livre fort intéressant et qui parlait justement du savoir : « Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête. » Comme les fourmis sont plus noires qu'un bout de charbon et le père plus blanc qu'un cochon rose, la phrase semble avoir été écrite pour l'occasion.
- Absolument impossible ! finit par répondre Archibald, aussi catégorique qu'un dictionnaire.
Il préfère mentir car il sait quel mauvais usage le père ferait d'une bonne réponse. Par contre, ça coupe la mère dans son élan. Elle s'apprêtait à parler des fourmis qui, après avoir sillonné le premier étage en train, traversent actuellement le salon en camion.
- Tu vois, c'est impossible ! commente le père en s'adressant à sa femme, comme s'il avait eu, pendant tout ce temps, un doute qui subsistait.
La femme hoche la tête, en regardant le camion et son attelage de fourmis s'engager sur la plinthe.
- Quand on mesure deux millimètres, on... on ne mesure que deux millimètres ! dit le père, persuadé d'avoir sorti la phrase du siècle, ce qui, en un sens est vrai, car La Palice, champion du monde dans cette catégorie, n'aurait pas fait mieux.
Arthur a ouvert le grand livre, celui de son grand-père. Il s'est évidemment arrêté sur le dessin qui représente Sélénia. Ce petit bout de femme ne mesure que quelques millimètres, mais elle a plus de cœur et d'esprit que beaucoup d'entre nous. Arthur n'arrive pas à quitter le croquis de Sélénia des yeux. La princesse, figée pour l'éternité, semble regarder Arthur avec une douceur infinie. Il a rêvé pendant des lunes du moment où il pourrait enfin la serrer dans ses bras et maintenant il doit se contenter du seul regard que veut bien lui donner le dessin.
Un sentiment d'injustice absolue monte en lui. Il a arraché son grand-père des griffes de M, sauvé la maison des mains de Davido et voilà la récompense ? On le traite comme un enfant de dix ans, ce qui est la réalité, mais en la circonstance il préfère affirmer qu'il en a mille, comme Sélénia, et rien ni personne n'empêchera Arthur de rejoindre sa bien-aimée. Arthur referme le livre et s'apprête à le glisser à sa place, entre deux gros livres sur l'Afrique, mais il aperçoit un petit objet qui brille au fond de la bibliothèque. Il tend la main et le saisit. C'est une petite bouteille en verre, comme une fiole, finement gravée à même le verre. Il y a une étiquette « petit- grand » écrite à la plume, juste au-dessous d'un dessin représentant un jeune homme qui marche et qui, en quatre croquis, devient très grand. C'est assez explicite... « Si au moins Sélénia pouvait boire ça et me rejoindre dans mon monde ! » pense Arthur, avant de replacer la fiole dans sa cachette derrière le grand livre, là où il l'avait trouvée.
Pas question de faire boire cette potion à Sélénia. S'il veut la voir, c'est à lui de tout mettre en œuvre pour braver les interdits. De toutes façons, Arthur pourrait tourner et retourner les arguments dans sa tête, de mille et une façons, il arriverait toujours à la même conclusion : il fera tout et n'importe quoi pour revoir Sélénia.
Arthur est face à cette évidence incontournable. Il prend donc sa décision. Il gonfle ses petits poumons, se lève et attrape la grosse malle. Il en sort la longue-vue, objet indispensable pour rejoindre les Minimoys. Il ouvre toute grande la fenêtre et fabrique, en quelques secondes, une échelle de corde à l'aide des nombreux tissus d'Orient qui traînent sur le sol. Il jette sa corde à l'extérieur et monte sur le rebord de la fenêtre, mais la porte s'ouvre tout d'un coup. Archibald est dans l'ouverture, face à Arthur en train d'enjamber la fenêtre, son nœud de corde à la main. Le flagrant délit est si parfait qu'Arthur ne prend même pas la peine de se défendre.
- Pourrait-on bavarder quelques minutes, avant que tu t'enfuies dans la nuit ? demande le grand-père, calme et intelligent.
Arthur hésite un instant, puis repose sa jambe vers l'intérieur et s'assoit sur le rebord de la fenêtre.
Archibald regarde son petit-fils un instant. Il y a tellement d'amour dans ce regard-là. De l'amour et du respect. Arthur agit sur lui comme un miroir. Il se souvient du petit garçon qu'il était, toujours incompris, toujours en lutte contre les adultes qui ne voient que la vérité en face, sans jamais imaginer celle qu'il y a sur les côtés, au-dessus et même en dessous. Et ce soir, la vérité d'Arthur vaut largement celle de son père. Ce petit garçon est amoureux et il va traverser l'impossible pour rejoindre son aimée. Le monde appartient aux rêveurs et Arthur part à sa conquête.