Arthur est déjà debout et monte sur une caisse pour atteindre le rayon qui l'intéresse dans la bibliothèque.
Il attrape un livre et l'ouvre rapidement à la bonne page.
- Là. Tu vois ? Il a peint toute une toile qu'il a mise en rond. Comme ça, les animaux féroces tournent et sont incapables de nous trouver. On est comme... invisible », lance-t-il avec satisfaction.
- Invisible mais pas inodore ! lui rétorque la Mamie. Arthur joue celui qui n'a pas compris.
- As-tu pris ta douche ce matin ? ajoute-t-elle.
- J'y allais avec plaisir quand je suis tombé sur ce livre ! Et il est tellement passionnant que j'ai un peu oublié le reste, avoue-t-il, en feuilletant les pages. Regarde tous ces dessins ! C'est tous les travaux que Grand-père a faits pour les tribus les plus isolées !
La Mamie regarde d'un œil les dessins qu'elle connaît par cœur.
« Ce que je vois surtout, c'est qu'il était plus passionné par les tribus africaines que par la sienne, lance-t-elle avec humour.
Arthur s'est de nouveau plongé dans les dessins.
- Regarde celui-là. Il avait creusé un puits super-profond et inventé tout un système avec des bambous pour transporter l'eau, à plus d'un kilomètre !
- C'est ingénieux, mais les Romains avaient inventé le système bien avant lui. Ça s'appelait des oléoducs, lui rappelle la Mamie.
Voilà une page d'histoire qui semble avoir totalement échappé à Arthur.
- Les Romains ? Jamais entendu parler de cette tribu-là ?! dit-il naïvement.
La Mamie ne peut s'empêcher de sourire et d'en profiter pour passer la main dans ses cheveux ébouriffés.
- C'est une très vieille tribu, qui vivait en Italie il y a bien longtemps, lui explique la grand-mère. Leur chef s'appelait César.
- Comme la salade ? lui demande Arthur avec intérêt.
- Oui, comme la salade, lui répond la Mamie, en souriant davantage. Allez, range-moi tout ça, on doit aller en ville faire quelques courses.
- Ça veut dire pas de douche pour aujourd'hui ? se réjouit Arthur.
- Non, ça veut dire pas de douche pour l'instant ! Tu la prendras en rentrant ! Allez dépêche-toi ! lui ordonne la grand-mère.
Arthur range méthodiquement les livres qu'il a dérangés tandis que la Mamie remet à sa place le masque africain. C'est vrai qu'ils ont fière allure, tous ces masques de guerriers offerts à son mari en signe d'amitié. La grand-mère les regarde un instant, se remémorant probablement quelques-unes des aventures qu'elle a partagées avec son mari maintenant disparu.
La nostalgie l'envahit quelques secondes et elle lâche un profond soupir, long comme un souvenir. « Mamie ? Pourquoi il est parti Grand-père ? » La phrase résonne dans le silence, et cueille la grand-mère en pleine nostalgie.
Elle regarde Arthur qui est face au portrait du grand-père, casque et tenue coloniale de rigueur.
La grand-mère cherche un peu ses mots. Ça lui fait toujours ça quand l'émotion est trop proche. Elle va vers la fenêtre ouverte et respire un grand coup.
«... J'aimerais bien le savoir...», lâche-t-elle avant de refermer la fenêtre. Elle reste là encore un instant, à observer le jardin à travers les vitres.
Un vieux nain de jardin lui sourit, fièrement planté au pied d'un chêne imposant qui règne sur les lieux. Combien de souvenirs ce vieux chêne a-t-il emmagasinés dans sa vie ?
Il pourrait probablement raconter cette histoire mieux que personne, mais c'est la grand-mère qui témoigne : « Il passait beaucoup de temps dans son jardin, près de son arbre qu'il aimait tant. Il disait qu'il avait trois cents ans de plus que lui. Ce vieux chêne avait donc forcément des tas de choses à lui apprendre. »
Sans faire de bruit, Arthur a mis un bout de fesse sur le fauteuil et se délecte de l'histoire qui commence. « Je le vois encore à la nuit tombée, avec sa longue-vue, observant les étoiles toute la nuit durant, raconte la grand-mère, la voix adoucie. La pleine lune brillait sur la campagne. C'était...magnifique. Je pouvais le regarder pendant des heures quand il était comme ça, passionné, virevoltant comme un papillon excité par la lumière. » La Mamie sourit, revoyant la scène gravée dans sa mémoire. Puis doucement sa bonne humeur s'estompe et son visage se durcit.
«... Et puis au petit matin, la lunette était là... Et lui avait disparu. Cela fera bientôt quatre ans. » Arthur reste un peu ahuri.
- Il a disparu comme ça, sans mot, sans rien ? La Mamie hoche doucement la tête.
- Cela devait être vraiment important pour qu'il parte comme ça, sans même nous prévenir, lâche-t-elle avec une pointe d'humour.
Elle tape dans ses mains comme on claque une bulle de savon pour rompre l'enchantement.
- Allez ! On va finir par être en retard ! File mettre un gilet ! Arthur part en courant joyeusement vers sa chambre. Seuls les enfants ont ce pouvoir de passer aussi facilement d'une émotion à l'autre, comme si les choses les plus lourdes n'avaient pas réellement de poids, avant l'âge de dix ans.
La Mamie sourit à cette pensée, elle pour qui c'est parfois si difficile d'oublier le poids des choses, ne serait-ce que quelques minutes.
La Mamie a réajusté son chapeau, une nouvelle fois. Elle traverse le jardin de devant et se dirige vers sa Chevrolet pick-up, plus fidèle qu'une vieille mule. Arthur enfile son gilet tout en courant et fait automatiquement le tour de la voiture, comme un bon passager. Un tour dans cet astronef, digne des pionniers de l'espace, est toujours une aventure pour lui.
La Mamie tripote deux ou trois boutons et tourne la clef, plus dure qu'une poignée de porte.
Le moteur toussote, crachote, puis s'emballe, se bloque, s'engorge, se purge, s'énerve et finit par démarrer. Arthur adore le doux ronronnement du vieux diesel, qui ressemble à s'y méprendre au bruit d'une machine à laver mal calée.
Alfred le chien est bien loin de toutes ces considérations et, par conséquent, loin de la voiture. Tout ce bruit pour si peu de résultats le laisse perplexe. La Mamie s'adresse à lui :
« Serait-il possible, sans te contrarier bien sûr, de m'accorder exceptionnellement une faveur ? »
Le chien lève une oreille. Les faveurs sont souvent associées aux récompenses.
« Garder cette maison ! », lui lance-t-elle impérieusement. Le chien aboie, sans vraiment savoir à quoi il vient de donner son approbation.
« Merci. C'est très aimable à toi », lui répond poliment la grand-mère.
Elle lâche le frein à main, pareil à un manche de passage à niveau et engage la Chevrolet vers la sortie.
Un nuage de poussière fait maintenant remarquer le petit vent léger qui berce en permanence cette charmante campagne. Et la voiture s'éloigne sur la colline verdoyante, empruntant cette minuscule route qui serpente vers la civilisation.
La ville n'est pas bien grande mais très agréable. La grande rue centrale abrite la quasi-totalité des boutiques et marchands.
De la mercerie au cordonnier, on ne trouve que de l'utile. Il n'y a pas vraiment de place pour la futilité quand on vit aussi loin de tout.
La civilisation n'a pas encore frappé trop violemment cette aimable bourgade qui semble s'être développée naturellement, au fil du temps.
Et même si les premiers réverbères ont fait leur apparition dans l'avenue principale, ils éclairent davantage les attelages à chevaux et les bicyclettes que les automobiles. Autant dire que le pick-up de Mamie fait l'effet d'une Rolls. Elle vient se garer face au magasin qui, sans conteste, est le plus important de la ville. Une enseigne imposante affiche fièrement le nom du propriétaire et sa fonction : « DAVIDO CORPORATION. Alimentation générale. » Autant dire qu'il couvre large.
Arthur aime bien aller au supermarché, seule boutique qui fait office de station spatiale dans cette région quasi-médiévale. Et puis comme il roule en Spoutnik, il y a une logique dans tout ça, même si cette logique n'appartient qu'aux enfants.