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La Mamie s'apprête un peu avant d'entrer dans l'édifice, avant surtout de croiser Martin, l'officier de police. Martin a la quarantaine, plutôt joviale, les cheveux déjà grisonnants.

Un regard de cocker mais un sourire qui sauve tout.

La police n'est pas son fort, mais l'usine était trop loin de chez lui.

Martin se précipite et ouvre la porte à la grand-mère. « Merci Officier », lui lance gentiment la Mamie, nullement insensible à la courtoisie masculine.

- De rien Madame Suchot. C'est toujours un plaisir de vous voir en ville, lui lâche-t-il, un peu charmeur.

- C'est toujours un plaisir de vous y croiser, Officier, lui répond-elle, trop heureuse de jouer un peu.

- Le plaisir est toujours pour moi Madame Suchot. Et les plaisirs sont bien rares par ici, croyez-moi.

- Je vous crois, Officier, admet-elle.

Martin tord son chapeau entre ses mains, comme si cela pouvait l'aider à trouver un début de conversation.

- ... Besoin de rien là-haut ? Tout est en ordre ?

- Les tâches ne manquent pas mais ça chasse l'ennui, c'est toujours ça. Et puis j'ai mon petit Arthur. Ça fait du bien d'avoir un homme à la maison, lâche-t-elle en frottant Arthur sur sa tignasse de fauve.

Il a horreur de ça, Arthur, qu'on lui fasse « pouêt-pouêt » sur la tête. Ça lui donne l'impression d'être une baballe qui couine, un clown à grelots.

Il se dégage d'un geste sans équivoque. Il n'en fallait pas plus pour mettre Martin mal à l'aise.

- Et... le chien que vous a vendu mon frère ? Il fait du bon travail ?

- Mieux que ça ! Un vrai fauve ! Limite indomptable ! lui confie la grand-mère. Heureusement que mon petit Arthur, qui connaît parfaitement l'Afrique, a su le maîtriser grâce à des techniques de domptage que lui ont enseignées des tribus reculées, au cœur de la jungle, raconte-t-elle.

L'animal est maintenant bien dompté, même si l'on sait que la bête dort encore en lui. Il dort beaucoup, d'ailleurs, ajoute-t-elle avec humour.

Martin est un peu perdu, ne sachant où s'est arrêtée la réalité et quand a démarré la plaisanterie.

- Bien, bien...Vous m'en voyez ravi Madame Suchot, bafouille-t-il, avant de lâcher à regret :

- Bon, ben... À bientôt Madame Suchot.

- À bientôt Officier, lui répond aimablement la grand-mère. Martin les regarde passer et lâche doucement la porte, comme on lâche un soupir.

Arthur tire de toutes ses forces pour séparer deux chariots métalliques, visiblement fous d'amour. Il rejoint sa grand-mère qui s'est déjà engagée dans l'une des quatre allées, son pense-bête pour les courses à la main. Arthur fait glisser ses pieds, meilleur moyen de ralentir son chariot.

Il se colle à sa grand-mère, pour ne pas être entendu. « Dis donc, Mamie, il te draguait pas un peu l'officier ? », lui balance Arthur sans retenue.

La Mamie panique un peu, mais personne ne semble avoir entendu. Elle se racle un peu la voix mais cherche davantage ses mots.

- Mais, euh... Arthur ! D'où sors-tu ce vocabulaire ? s'étonne-t-elle.

- Ben, c'est vrai, quoi ! Dès qu'il te voit il marche comme un canard et on dirait qu'il va manger son chapeau. Et Madame Suchot par-ci, et Madame Suchot par-là !

- Arthur ! Arrête, lui lance sèchement la Mamie. Un peu de tenue. On ne parle pas des gens en les comparant à des canards ! s'offusque-t-elle.

Arthur lève vaguement les épaules, pas convaincu de son impolitesse puisqu'il ne fait que relever une vérité. Toujours cette même vérité, celle que les enfants se fabriquent et qui balaye souvent les nôtres.

La Mamie reprend un peu son calme et tente une explication, histoire de confronter les vérités. « Il est gentil avec moi, comme le sont tous les gens du village, explique-t-elle avec sérieux. Ton grand-père était très aimé ici, car il aidait un peu tout le monde avec ses inventions, comme il le faisait jadis en Afrique dans d'autres villages. Et quand il a disparu, les gens m'ont beaucoup soutenue. »

La conversation devient sérieuse. Arthur l'a senti et s'est arrêté de gesticuler.

« Et crois-moi, sans leur gentillesse et leur dévotion, je n'aurais probablement jamais pu supporter autant de peine », avoue-t-elle humblement.

Arthur garde le silence. On ne sait pas toujours quoi dire quand on a dix ans.

La Mamie lui caresse la tête avec affection et lui confie la liste des courses.

« Tiens ! Je te laisse le faire. Je sais que ça t'amuse. J'ai quelque chose à aller chercher chez Madame Rosenberg. Si tu as fini avant moi, tu m'attends à la caisse ? » Arthur acquiesce de la tête, déjà ravi à l'idée d'arpenter les rayons à bord de son vaisseau en fer.

- Je peux m'acheter des pailles ? lance-t-il, mine de rien. La Mamie lui offre un grand sourire.

- Oui, mon chéri. Autant que tu veux !

Il n'en fallait pas plus pour lui faire passer la plus mémorable des matinées.

La grand-mère traverse la grande rue en prenant garde de bien regarder à gauche et à droite, même si cela ne semble pas vraiment indispensable, vue la pauvreté du trafic. Peut-être un vieux réflexe d'une autre époque où elle et son mari sillonnaient les grandes capitales d'Europe et d'Afrique.

Elle pénètre dans la petite quincaillerie des Rosenberg, dont la cloche d'entrée est une histoire à elle toute seule. Madame Rosenberg apparaît, comme un diable sort de sa boîte.

Il faut dire que cela fait plus d'une heure qu'elle est collée à sa vitre, épiant la rue en attendant l'arrivée de son amie. « Il ne vous a pas suivie ? », lui lance-t-elle aussitôt, trop excitée pour dire bonjour. La Mamie vérifie d'un coup d'œil rapide.

- Non je ne crois pas, je crois qu'il ne se doute de rien.

- Parfait ! Parfait ! piaffe la commerçante en s'enfonçant vers l'intérieur du magasin.

Elle se penche derrière l'imposant comptoir en bois du Liban et en sort un colis, enrobé dans un sac en papier. Elle le pose délicatement sur le vieux bois.

- Voilà, tout y est, lâche la quincaillière, avec un sourire émoustillé qui donne l'impression qu'elle a cinq ans.

- Merci, vous êtes formidable. Vous ne savez pas à quel point ça me sauve la vie. Combien je vous dois ?

- Pensez-vous ! Rien du tout ! Je me suis amusée comme une petite folle !

La grand-mère est cueillie et seule sa bonne éducation la pousse à insister :

- Madame Rosenberg, c'est adorable mais je ne peux pas accepter.

La quincaillière l'a déjà retournée en lui collant son colis dans les bras.

- Allez n'insistez pas et dépêchez-vous avant qu'il ne se rende compte de quelque chose !

C'est tout juste si elle ne la jette pas dehors.

La Mamie parvient quand même à s'arrêter sur le pas de la porte.

- Je suis confuse et... Je ne sais même pas comment vous remercier, avoue-t-elle un peu tristement.

La quincaillière la secoue amicalement en lui tenant les épaules.

- Vous m'avez fait participer. Rien ne pouvait me faire plus plaisir.

Les deux vieilles femmes échangent un sourire complice. Il faut avoir vécu plus de soixante ans pour pouvoir partager ce genre de sourire sans pleurer immédiatement.

- Allez ouste ! lui lance la quincaillière. Et je compte sur vous pour venir tout me raconter demain, dans les moindres détails !

La grand-mère accepte d'un petit sourire.

- Je n'y manquerai pas. À demain.

- À demain, lâche la commerçante, avant de reprendre son poste d'observation au coin de la vitre.

Au loin, la grand-mère a ouvert la Chevrolet et a glissé le mystérieux paquet sous une vieille couverture. « Oh que c'est excitant ! », murmure la quincaillière en tapant dans ses mains.