Il se racla la gorge avant d'éternuer.
- Excuse-moi, je me suis chopé un fichu rhume... Attention, tout ce que je te raconte là n'est qu'hypothèse. Je n'ai jamais entendu parler d'une chose pareille. À ma connaissance, de telles recherches entre la radioactivité et la surgélation n'existent pas dans le monde de la science.
- Et quel serait l'intérêt de supprimer ces cristaux de glace ?
- L'intérêt ? Que se passe-t-il quand de l'eau se glisse dans les interstices d'une pierre et qu'ensuite il gèle ?
- La pierre éclate.
- À cause de ces cristaux, oui. Mais empêcher la formation de cristaux, c'est éviter que la pierre n'éclate. Et si on rapporte cela au corps humain...
- On empêche les cellules congelées d'éclater.
Bellanger se figea dans le silence, plus perturbé qu'il ne l'était déjà quelques minutes auparavant. Progressivement, une idée monstrueuse prenait forme dans son esprit.
Une idée qu'il ne pouvait concevoir.
Le biologiste le coupa dans ses pensées.
- Quand j'ai compris ça, je me suis dit que Scheffer avait probablement fait une découverte extraordinaire. Je suis allé voir Fabrice Lunard, notre spécialiste de la chimie et des réactions organiques, pour voir ce qu'il en pensait. Ça tombait bien, Lunard venait de trouver des infos très intéressantes sur Arrhenius, le scientifique aux côtés d'Einstein et de Curie.
Bellanger glissa sa main dans l'épais dossier devant lui et en sortit la photo des trois scientifiques réunis autour de leur grande table. Einstein, Marie Curie, Arrhenius. Il fit courir son index sur leurs visages, leurs yeux sombres qui fixaient l'objectif. Le biologiste poursuivit :
- Lunard venait de mettre la main sur un document scientifique qui relate les découvertes d'Arrhenius lors de ses carottages en Islande. D'après les écrits, le chercheur a trouvé, à l'époque, une hydre congelée à proximité d'un volcan, dans une carotte de glace âgée de plus de huit cents ans. Il a analysé la composition de cette glace. Elle contenait du sulfure d'hydrogène et des particules de roche volcanique radioactives. Mais les recherches s'arrêtent là.
- C'est-à-dire ?
- Curieusement, à partir de ce moment, il n'y a plus aucun document, aucun résultat, comme si Arrhenius avait stoppé sa prise de notes.
- En réalité, il l'a continuée, mais dans le mystérieux manuscrit.
- Oui, c'est évident. Il a dû faire une découverte primordiale, extraordinaire. Et moi, j'ai compris, Nicolas.
Bellanger se concentra davantage.
- Tu m'intéresses.
- J'ai repensé aux petites hydres qui nageaient dans leur aquarium dans la cave de Scheffer. C'est la raison de ma présence chez lui, il y a quelque chose que je voulais vérifier par moi-même. J'ai pris trois hydres irradiées de chaque aquarium, je les ai mises dans des sachets et je les ai plongées dans le surgélateur, en écrivant sur chaque plastique le taux de radiation associé. J'ai attendu une bonne heure, puis j'ai sorti les sachets et ai laissé la décongélation opérer, l'accélérant tout de même avec un petit séchoir à main.
Bellanger s'était levé. Il fixait les lumières de la ville, une main crispée sur le radiateur. Il avait toujours aimé cette période des fêtes de Noël, et plus particulièrement quand il neigeait. Les rues étaient si belles, les gens semblaient tellement heureux, engoncés dans leurs beaux vêtements d'hiver. Ça pouvait faire oublier tout le reste. Les crimes, les ténèbres...
Il soupira silencieusement, il avait si mal au fond de lui-même.
Parce qu'il pensait avoir compris.
Les mots de Mickaël Langlois confirmèrent sa pensée :
- Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les hydres qui présentaient les taux de césium les plus élevés se sont remises à bouger, Nicolas. Elles étaient... elles étaient vivantes, suspendues dans le temps sur la durée de leur séjour dans le surgélateur ! Elles sont là, face à moi, bien en forme dans leur aquarium. Je crois que c'est ce qu'Arrhenius avait découvert par hasard : son hydre irradiée de huit cents ans est peut-être revenue à la vie lorsqu'il l'a réchauffée. Il a dû écrire cela dans le mystérieux manuscrit, y publier ses recherches, ses déductions. L'hydre a toujours été probablement gardée comme symbole ou animal d'étude par ceux qui ont eu ce manuscrit entre les mains, en souvenir de la découverte d'Arrhenius, parce que cet animal devait subjuguer autant qu'il intriguait. Tu te rends compte de ce que ces découvertes signifient ?
Le jeune chef de groupe resta figé quelques secondes, les yeux dans le vague. Il se dirigea doucement vers le portemanteau et prit une cigarette dans la poche de son blouson.
- Merci, Mickaël. Passe un bon réveillon.
- Mais...
Il raccrocha sèchement et resta là, sans bouger, la clope entre les mains.
Plus tard, il tenta de joindre Sharko sans succès. Il laissa quelques mots sur sa messagerie, lui demandant de le rappeler dès que possible.
Il ne rentra pas chez lui ce soir-là, occupé à gérer les multiples ramifications de l'enquête. Dans les autres services - Interpol, la sécurité intérieure des ambassades... - des homologues étaient comme lui : pas de réveillon de Noël en perspective.
Le capitaine de police s'enfonça dans son fauteuil, la tête dans les mains.
Les visages d'enfants anonymes, étalés sur des tables d'opération, ne le quittèrent pas de la soirée. Ces enfants, dont il connaissait désormais le triste sort.
67
- Tu te rappelles, à l'aéroport, avant que j'embarque pour Albuquerque, tu m'avais promis qu'on boirait du vin et qu'on mangerait des huîtres, le soir du réveillon. Et là... il est 20 heures, je suis en pyjama, on déguste un plateau-repas avec des couverts merdiques dans une espèce d'hôpital où il n'y a que des femmes enceintes. Je n'en ai jamais vu autant au mètre carré.
- Ce sont des mères porteuses. C'est à la mode dans les pays de l'Est.
Sharko remua mollement le contenu de son assiette avec sa fourchette. Il rentrait à l'instant de l'ambassade, où il venait de faire un point avec l'ASI et le chef de la police de Kiev.
- Au moins, c'est typique, cette nourriture, non ? Des... raviolis de purée avec du porc. Et n'oublie pas qu'on est dans la meilleure clinique de la ville.
- Eh bien, on devrait se méfier. Ces raviolis sont peut-être radioactifs.
Ils se regardèrent quelques secondes avec un mince sourire, ils auraient aimé plaisanter davantage mais le cœur n'y était pas. Ils avaient failli y rester, tous les deux et, encore une fois, ça se terminait à l'hôpital, face à un plateau-repas.
Lucie se redressa et goûta tout de même à sa nourriture. Elle était là, vivante et en bonne santé, et c'était le plus important. Les scanners cérébraux n'avaient rien révélé, elle attendait encore le retour des quelques analyses sanguines. D'après les médecins, ses syncopes avaient été la conséquence d'une hypoglycémie mêlée au choc et à de la fatigue. Quant à la plaie au crâne, Lucie n'avait pas eu besoin de suture. Juste un gros pansement, maintenu avec une bande élastique serrée autour de la tête. Sharko, lui, avait écopé d'une simple bosse.
- Avec ma cheville fichue et ce bandeau sur la tête, j'ai l'impression de ressembler à Björn Borg.
- En plus sexy, quand même.
Lucie en revint aux choses sérieuses.
- Qu'est-ce qui se passe, maintenant ?
Le commissaire ralluma son téléphone portable, qu'il avait éteint durant sa réunion à l'ambassade.
- Côté ukrainien, les interrogatoires se poursuivent, mais la situation est déjà plus claire.