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Les deux policiers moscovites attendaient au point d'accueil. L'attaché à l'ambassade fit les présentations. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev étaient plutôt jeunes, grands, plantés dans la même tenue kaki - pantalon de toile à liseré rouge, grosse parka fourrée avec les écussons de la police et le drapeau russe, serrée par un ceinturon, bottes coquées montant jusqu'aux genoux - et tenaient leur chapka dans la main. Vu la carrure imposante, Sharko estima qu'ils portaient sans doute un gilet pare-balles.

Ils se saluèrent tous. Poigne écrasante de la part des Russes, Lucie ne fut pas ménagée. Lachery leur expliqua que les deux officiers parlaient un anglais moyen et qu'il comptait sur eux pour transmettre les derniers éléments clés du dossier durant le vol.

On vendait de tout dans l'aérogare. Saucisson, pain noir, vodka, cornichons, fromage... Après avoir retiré des roubles, les deux Français passèrent par une boutique de vêtements et en ressortirent équipés à la russe, ce qui posa un sourire plutôt moqueur sur les lèvres de leurs accompagnateurs.

Après l'enregistrement des bagages, ils burent une vodka - sauf Lucie qui se contenta d'un thé - et prirent la direction de leur terminal. L'ambiance s'était un peu détendue, l'heure du départ approchait. Lachery les salua respectueusement, adressa quelques mots en russe aux officiers puis revint vers les Français :

- On reste en contact. Bonne chance.

Vingt minutes plus tard, ils embarquaient.

Direction les puissants contreforts de l'Oural.

69

Une explosion de couleurs.

Jamais, au cours de ses voyages, Sharko n'avait vu un tel spectacle. Il avait toujours imaginé la Russie comme un territoire austère, gris, aux terres plates qui s'étalaient telles des coulées de ciment. Mais, en réalité, c'était tout l'inverse. Le front collé au petit hublot circulaire, il avait l'impression d'assister à la genèse d'un diamant. Les steppes avaient cette capacité à transformer la lumière rasante du soleil en une pluie d'étincelles. La nature buvait l'eau des lacs aux formes douces, les torrents rageaient, les forêts de pins et de bouleaux s'accrochaient aux flancs des montagnes prisonnières du givre. Des bleus stellaires, des verts de jungle, des blancs furieux bataillaient dans ces arènes de silence et donnaient l'envie de se coucher là, à regarder le ciel indéfiniment.

Puis arriva la grande ville, comme un cancer dans un organisme sain. Au fur et à mesure que le bimoteur descendait, les usines offrirent leurs perspectives. Métallurgie, extraction de minerais, industrie lourde. D'anciens arsenaux à l'abandon étranglaient la périphérie, des entrepôts déchirés, d'interminables lignes d'asphalte, envahies de bulldozers, de tracteurs, de chargeurs, noircissaient le décor. Des milliers de chars, de moteurs, des millions de munitions avaient été fabriqués ici, pour repousser l'ennemi.

Sharko se rétracta sur son siège, alors que l'avion touchait le sol.

Ça y est, ils y étaient presque. Au bout de leur enquête. Au bout du monde.

Trois hommes les attendaient dans le hall de l'aéroport. Des gars aux allures de soldats de plomb, avec des faciès crayeux, des mâchoires droites, à fleur de peau. Sharko songea aux flics du RAID, version KGB. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev firent de rapides présentations. Les locaux ne parlaient pas un mot d'anglais, ils se contentèrent d'un sourire de politesse envers le commissaire et adressèrent un regard plutôt forcé à Lucie.

Les cinq Russes discutèrent longuement entre eux, à coups de tapes sur l'épaule, puis Aleksandrov revint vers Lucie, qui se sentait toute petite, pas à sa place.

- D'après eux, il y a un bon hôtel à touristes, le Smolinopark, à vingt-cinq kilomètres d'ici. Il est situé au bord d'un lac, vous y aurez tout le confort et de la bonne nourriture. Un taxi peut vous y emmener directement.

Sentant Lucie sur les nerfs, Sharko prit les devants et acquiesça poliment.

- Très bien. Vous nous laissez quelques minutes ? Nous arrivons.

- Ne tardez pas trop.

Lucie l'observa s'éloigner, le regard mauvais.

- J'ai vraiment l'impression que ces gros machos me prennent pour une tarte. Un bon hôtel à touristes, non mais, t'as entendu ça, toi ?

Sharko rajusta la chapka sur la tête de Lucie, puis vérifia que son téléphone portable était complètement chargé.

- Je serai toujours près de toi, avec ça. Je ne veux surtout pas que tu t'inquiètes, d'accord ? Profite de l'hôtel, passe un coup de fil à ta mère pour la rassurer, repose-toi bien. Je crois que ces gars-là savent ce qu'ils font.

Lucie se serra contre lui. Avec leurs grosses parkas, elle avait l'impression d'étreindre un bonhomme Michelin.

- Fais bien attention, Franck, et contente-toi de suivre. Tu as déjà failli y laisser ta peau plusieurs fois. Tu me promets ?

- Promis, oui.

Il l'accompagna jusqu'à un taxi. L'air glacé rabotait le moindre centimètre carré de peau nu. C'était comme une blessure perpétuelle, lente et douloureuse. Lucie s'engouffra dans la chaleur de l'habitacle, tandis qu'Aleksandrov expliquait au chauffeur la destination. Sharko embrassa sa compagne une dernière fois et regarda le véhicule s'éloigner, le cœur lourd.

À peine Lucie avait-elle disparu que son téléphone portable sonnait déjà. Il regarda l'écran avec un sourire.

Numéro « inconnu ».

Il ôta un gros gant, décrocha et glissa le fin appareil entre la chapka et son oreille.

- Sharko.

Rien d'autre qu'une petite respiration, à l'autre bout de la ligne.

Sa gorge se noua. Il sut instantanément.

C'était lui. Le tueur de Gloria.

Il regarda du coin de l'œil les Russes qui l'attendaient et se tourna.

- Je sais que c'est toi, fils de pute.

Aucune réaction à l'autre bout de la ligne. Sharko écoutait, essayait de capter le moindre détail utile. Il réfléchit aussi vite que possible, tentant de toucher au plus juste, et se mit à parler :

- Tu te demandes où je me trouve, hein ? T'es tellement dans le doute, dans la déroute, que tu n'as pas pu t'empêcher de m'appeler. Tu ne comprends pas mon absence. Désolé de t'apprendre que tu n'es pas le centre de mon monde. Gloria ne représentait plus rien pour moi. Et toi non plus.

Toujours rien. Sharko était persuadé que l'autre allait finir par raccrocher.

- On dirait que je gâche tes fêtes de Noël et ta belle partie d'échecs, poursuivit-il. Je sais le travail que représentait toute cette mise en scène pour toi. Et moi qui ne suis pas au rendez-vous.

Le commissaire marchait à présent nerveusement. Soudain, deux mots claquèrent dans l'écouteur :

- Tu mens.

Le flic s'arrêta net. La voix masculine était étouffée, lointaine, comme lorsque l'on parle à travers un tissu.

- Tu mens quand tu dis que Gloria ne représentait rien pour toi.

Sharko ne sentait plus le froid, même s'il avait l'impression que sa main ressemblait à un bloc de glace. Le monde, autour de lui, n'existait plus. Toute son attention était focalisée sur cette voix, séparée de la sienne de milliers de kilomètres. Il ausculta son téléphone, essaya de démarrer l'enregistrement de la conversation. Trop compliqué, il ne trouva pas la bonne fonction. Il plaqua de nouveau l'écouteur à son oreille, de peur de perdre son interlocuteur, et poursuivit la conversation : - Peut-être que je mens, peut-être pas. Peu importe. L'essentiel, c'est que les autres, mes collègues, vont te coincer, et je viendrai te rendre visite quand tu seras derrière les barreaux. Tout est une question de temps. Et ma femme et moi, on a tout notre temps.

Un long silence, avant que la voix revienne.

- Moi aussi, j'ai tout le temps. La patience, c'est l'une de mes qualités, au cas où tu n'aurais pas remarqué. Ta pouffiasse et toi, je vous attendrai le temps qu'il faudra...