Sharko avait envie d'exploser. De lui crier qu'il le tuerait.
- ...Je serai là chaque fois que vous marcherez parmi la foule. À chaque station de métro, dans chaque bus, sur n'importe quel trottoir. Je suis déjà entré chez toi, tu sais ?
Sharko était incapable de savoir s'il bluffait ou pas.
- La prochaine fois qu'on parlera, ta pouffiasse aura ma lame sous sa gorge.
Coupure de la communication.
Sharko resta figé, l'appareil dans la main. Il chercha dans les appels entrants, tenta de recomposer le numéro du bout de ses doigts gelés, mais le numéro inconnu ne s'était pas affiché.
- Merde !
Les Russes s'impatientaient franchement. Le flic embarqua à l'arrière de l'une des deux quatre roues motrices, encore sous le choc. Il souffla dans ses mains pour les réchauffer.
Le cauchemar le rattrapait même ici, en Russie.
- Vous ne devez jamais ôter vos gants, fit Aleksandrov de son accent roulant. Il aurait suffi que votre peau soit en contact avec la moindre surface extérieure pour y rester collée.
Sharko signifia qu'il ferait attention la prochaine fois. Les véhicules se mirent en route sous une lumière qui commençait lentement à décliner. Les trois policiers qui accompagnaient le commissaire semblaient discuter ardemment de l'affaire, se transmettant des papiers, des photos. Sharko reconnut, entre autres, les portraits de Scheffer et de Leonid Yablokov, le responsable de Mayak-4.
Le commissaire se concentra, essaya de se rappeler les moindres détails de la conversation avec le tueur de Gloria. Ta pouffiasse aura ma lame sous sa gorge... Il avait vu juste : c'est à Lucie qu'il s'en serait sûrement pris lors de son ultime coup d'échecs. Il l'aurait sans doute enlevée, comme Suzanne l'avait été, dix ans plus tôt.
Il s'empara de nouveau de son téléphone portable. Il fallait prévenir Basquez de cet appel. C'était Noël, mais Sharko s'en tapait. Il y avait peut-être moyen de tracer l'origine du coup de fil, de remonter à ce fou furieux de psychopathe d'une façon ou d'une autre. De faire cesser le cauchemar, pour qu'il puisse rentrer en France l'esprit serein. Pour que Lucie et le bébé ne craignent plus rien.
Sharko ressentit alors un autre choc : le bébé. Suzanne elle aussi était enceinte au moment de son enlèvement, et de deux mois.
Quelle horrible coïncidence.
Il commença à composer le numéro de Basquez, mais arrêta soudain son geste.
Il attarda son regard sur ce fameux téléphone portable.
Quelque chose se déclencha dans sa tête, qui déversa des frissons dans la totalité de son corps. Une série de déductions qui lui traversa le crâne, comme des dominos chutant les uns derrière les autres.
Sharko analysa la situation dans tous les sens.
Ça collait. Ça collait à la perfection.
Fermant les yeux, il remercia sa chute dans le torrent glacé des montagnes. Elle venait peut-être de lui livrer le tueur sur un plateau.
Il le tenait. Bon Dieu, il avait identifié celui qui n'avait semé que la terreur et le vice dans son sillage.
Il ne termina pas le numéro de Basquez. À la place, il rangea son téléphone bien au fond de sa poche, se souvenant des propos prononcés par l'expert en analyse de documents de la police scientifique, alors qu'il parlait d'un faux passeport : la Marianne en filigrane est à l'envers. Tu te rends compte de la connerie ? Les mecs imitent tout à la perfection, jusqu'à la double couture, et font une erreur aussi grosse que celle de prendre une autoroute en sens inverse. Ils finissent tous par faire ce genre de conneries, tôt ou tard.
70
Ils avaient d'abord traversé des villages pris dans les glaces de l'hiver. Des icebergs de civilisation coupés par une route centrale, avec leurs rangées de maisons en bois bordées d'un lopin de terre. Des habitations sans eau courante, dépendantes de puits reliés à des rivières malades qui brassaient l'atome. Puis arrivèrent les installations industrielles abandonnées, accrochées au paysage comme des sangsues d'acier. Sharko eut le sentiment d'un monde post-apocalyptique, frappé jadis par la folie humaine, et dont ne restaient que les plaies béantes.
Plus loin, la route se transforma en un chaos de boue gelée, traversée de larges flaques qui s'assombrissaient à mesure que le gros soleil rouge déclinait. De profondes traces de pneus laissées par les camions et les convois chargés de leur poison sillonnaient la glace noirâtre. Autour, les lacs d'un bleu pâle, aux eaux dangereuses, se déployaient à perte de vue, entre les collines, telles des lames de rasoir radioactives. Depuis plusieurs dizaines de kilomètres, il n'y avait plus aucune trace d'activité humaine. L'atome avait chassé la vie et s'était approprié cette terre pour des dizaines de milliers d'années.
À présent, l'obscurité s'était sérieusement installée, faisant baisser le mercure de quelques degrés supplémentaires. L'ancien complexe d'extraction d'uranium de Mayak-4 apparut subitement derrière un vallon, logé dans un creux naturel. Une cicatrice à ciel ouvert, immense, cernée de barrières et de barbelés. Sous la lumière décadente, la partie nord semblait avoir été complètement abandonnée. Les usines radiochimiques, les tapis roulants, le matériel d'extraction ou les palans tombaient en ruine. Les rails pris dans la glace, sur lesquels reposaient encore des wagons, étaient envahis, défoncés.
La partie sud, par contre, témoignait encore d'une activité humaine. Des véhicules en bon état étaient garés sur un parking, un camion-benne jaune venait de s'enfoncer dans un tunnel. De petites silhouettes, des grues miniatures s'activaient autour d'un convoi chargé d'immenses barils radioactifs.
Sharko crispa sa main gauche sur la poignée de sa portière, tandis que les deux véhicules de police accéléraient en dépit de la route glissante. Le thermomètre du tableau de bord indiquait à présent -27°C, le givre s'accrochait aux vitres et suçait les joints en caoutchouc. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un poste de sécurité, gardé par deux colosses probablement armés. Les flics de la première voiture jaillirent, ils montrèrent des papiers, il y eut un échange verbal assez rude. Un gardien désigna finalement un petit bâtiment de forme cubique, en bon état.
L'un des officiers vint parler à Andreï Aleksandrov, libérant une grosse vague de froid dans l'habitacle lorsque le carreau se baissa. Après un court échange, le Moscovite se retourna vers le commissaire et dit, en anglais :
- Là-bas, c'est le bureau du responsable, Leonid Yablokov. On y va.
Une fois la barrière ouverte, les deux véhicules s'engagèrent rapidement sur le site et foncèrent vers le bâtiment. Sharko remarqua, sur la droite, ce qui devait être l'entrée du centre d'enfouissement, creusé dans le flanc d'une colline et fortement éclairé. Des tas de panneaux d'avertissement en cernaient les contours, tandis qu'un camion vide sortait au ralenti.
D'un coup, tout s'accéléra. Aleksandrov repéra, dans la lueur des phares, une silhouette qui disparaissait à l'arrière des bureaux et courait vers une voiture. Les véhicules de police se mirent en barrage, les portières s'ouvrirent, les canons des Makarov se braquèrent, et ce qui ressemblait à des ordres de sommation retentit. Quelques secondes plus tard, la chapka de Yablokov vola au sol. Il se fit menotter sans ménagement et emmener dans son bureau, devant quelques employés qui s'étaient figés de stupeur.
Sharko se fraya une place parmi les Russes, qui avaient contraint le responsable du centre à s'asseoir sur une chaise. Le petit homme chauve aux oreilles décollées fixa le béton du sol, sans ouvrir la bouche. Il resta de marbre devant les photos de Dassonville et de Scheffer qu'on lui plaquait sous le nez.
Le ton monta rapidement, les questions et les cris fusaient, les colosses armés n'y allaient pas de main morte. À bout de nerfs après quelques minutes, un officier de Tcheliabinsk renversa la chaise et écrasa le visage du responsable avec sa botte. Sharko apprécia la méthode, même si les coups portés dans l'abdomen de Yablokov lui parurent un peu trop appuyés.