- Da ! Da ! gueula finalement le Russe à terre, les yeux en pleurs et les deux mains sur le ventre.
On le laissa se redresser. Les visages étaient fermés, durs, une buée glaciale s'élevait des bouches. Les grosses carcasses des flics haletaient, le commissaire sentait que ses homologues n'avaient pas l'intention de traîner dans cet endroit maudit. Ils malmenaient Yablokov, ne cessaient de lui gueuler aux oreilles, le poussaient violemment. Cette fois, le responsable de Mayak acquiesça lorsqu'on lui plaqua sur le nez les portraits de Dassonville et de Scheffer. Sharko ressentit alors une immense satisfaction : les deux hommes étaient bien sur la base de traitement des déchets.
Leonid Yablokov parla en russe. À la suite de ses explications, l'un des officiers ouvrit une armoire contenant des parkas antiradiations. Sharko imita ses accompagnateurs et enfila ce vêtement qui lui tombait jusqu'au milieu des cuisses. Une fois ses menottes enlevées, Yablokov se protégea à son tour.
- Il veut nous emmener dans le centre d'enfouissement, dit Andreï Aleksandrov à Sharko. C'est là-bas que sont les deux hommes que vous recherchez. On y va en camion.
- Qu'est-ce qu'ils font là-dedans ?
- Yablokov va nous montrer.
Sharko redoutait ce qu'ils allaient découvrir. Il pensait à ce gâchis de vies humaines, tous ces morts qui avaient jalonné son enquête, comme autant de balises d'avertissement. Dehors, son regard se riva sur l'ancienne mine d'uranium, nichée dans un environnement effroyable, si loin de l'œil occidental. C'était sans aucun doute l'endroit idéal pour se livrer aux pires expérimentations.
Il serra fort la capuche autour de sa tête, enfonça ses mains dans les gros gants aux extrémités plombées, puis suivit les hommes. Aleksandrov l'invita à s'asseoir dans la cabine du camion, aux côtés de Yablokov, tandis que les autres policiers se tenaient en équilibre sur les rebords de la benne, recroquevillés pour se protéger du froid. Même les organismes de ces individus pourtant habitués aux conditions climatiques rigoureuses souffraient.
Le Russe prit le volant et se laissa guider par les indications du responsable du centre. Sharko se tassa sur son siège lorsque le véhicule pénétra dans le tunnel creusé sous la colline. La lumière naturelle laissa place à un éclairage au néon. Des centaines de câbles et de gaines couraient le long des voûtes pour alimenter les différentes installations électriques, les pompes, le circuit de ventilation. Le camion bifurqua, la descente s'accentua. L'endroit semblait relativement moderne, les parois étaient lisses, circulaires, la route large et propre. Sharko essaya d'imaginer ce qu'avait dû être ce lieu un demi-siècle plus tôt. Tous ces mineurs sortis des goulags qui avaient fendu le minerai d'uranium à la pioche dans des conditions atroces.
Après trois cents mètres, le véhicule stoppa dans une niche, devant une gigantesque cage d'ascenseur supportée par des câbles d'acier au diamètre impressionnant. C'était, sans aucun doute, l'endroit par lequel transitaient les barils de déchets nucléaires, avant leur enfouissement définitif des centaines de mètres plus bas, dans les couches stables de la croûte terrestre.
Les hommes s'engagèrent dans ce gros cube hermétique. Yablokov glissa une clé dans un tableau de bord perfectionné et composa un code sur le clavier. Il cracha des mots qu'Aleksandrov s'empressa de traduire :
- Il nous emmène dans un niveau qui n'est référencé sur aucun plan. Un centre secret fabriqué en 2001.
- Au moment où il a pris ses responsabilités à Mayak-4, fit Sharko.
Les regards étaient rivés sur divers chiffres qui indiquaient la profondeur - moins 50 mètres pour le moment, - la température qui montait au fil de la descente et la radioactivité ambiante - 15 µSv/h, - qui diminuait un peu plus à chaque seconde écoulée. Yablokov ôta sa capuche et ses gants lorsque l'ascenseur s'immobilisa à moins 110 mètres de profondeur. Tous les hommes l'imitèrent, les fronts perlaient à présent : la température indiquée était de 16°C.
La porte métallique s'ouvrit sur un petit tunnel éclairé, parfaitement rectiligne. Les hommes s'y engouffrèrent en silence. Sharko lorgna autour de lui, la gorge serrée. Ses muscles se gorgeaient de sang. Des sentiments d'écrasement, d'enfermement, commençaient à tourner dans son esprit. Pas le moment de flancher. Il atteignit enfin une pièce, creusée dans la partie droite du tunnel.
Il y était, sans aucun doute.
La salle d'opération des photos.
Il y avait une quantité impressionnante de matériel chirurgical, de grosses machines complexes et perfectionnées, des moniteurs et des tuyaux partout. Ça sentait les produits d'hôpitaux, de ceux qui fichent la nausée. Trois hommes masqués, gantés, vêtus de combinaisons chirurgicales bleues, se tenaient debout autour d'un caisson transparent et prenaient des mesures.
Ces individus restèrent figés face aux policiers, puis levèrent les mains lorsque les armes se braquèrent sur eux. Une fois assurés que la situation était maîtrisée, les trois officiers de Tcheliabinsk sortirent de la salle et s'enfoncèrent plus loin dans le tunnel, afin de sécuriser les lieux.
Épaulé par les deux Moscovites, Sharko s'approcha des trois hommes en tenue. Sûr de lui, il arracha brutalement leur masque chirurgical, mais, à sa grande surprise, ne reconnut aucun des visages. Ces types étaient terrorisés et déblatéraient des propos incompréhensibles.
Le flic se tourna alors vers le caisson hermétique, qui ressemblait à un aquarium géant bardé d'électronique. Il remarqua le symbole de la radioactivité sur chaque face translucide et se concentra sur son contenu.
À l'intérieur, un corps nu était couché, le crâne rasé, les bras et les jambes écartés comme l'homme de Vitruve.
Le commissaire l'observa attentivement et n'eut plus aucun doute : il s'agissait bel et bien de Léo Scheffer.
Léo Scheffer, immobile, les yeux fermés. Tranquillement couché sur le dos, il semblait apaisé. L'électrocardiogramme relié au caisson émettait un bip toutes les cinq secondes. Le cœur battait si lentement que le tracé vert était quasiment plat. Sharko pensa immédiatement : « animation suspendue ».
Il redressa les yeux vers une grosse bouteille métallique reliée au caisson par un tuyau. Dessus était inscrit au marqueur « H2S ». Sulfure d'hydrogène. Des chiffres rouges près d'un moniteur indiquaient « 987 Bq/kg ». Vingt secondes plus tard, le taux passa à 988.
Sharko réalisa que l'organisme de Scheffer n'était pas seulement tombé en veille. À l'intérieur du caisson hermétique, on le bombardait de particules radioactives.
À mi-chemin entre la vie et la mort, Scheffer se laissait volontairement irradier.
Sonné, Sharko se précipita vers Andreï Aleksandrov qui, aidé de son collègue, avait regroupé les médecins ainsi que Yablokov contre un mur.
- Dites-leur de le réveiller, fit-il d'une voix ferme.
Le Russe s'exécuta et, après un échange verbal, revint vers Sharko.
- Ils vont le faire. Mais ils disent qu'il va falloir au moins trois heures pour le sortir de cet état, le temps que la concentration en gaz de sulfure d'hydrogène diminue dans son organisme.
Sharko acquiesça.
- Très bien. Je veux que cette ordure voie mon visage en premier lorsqu'il ouvrira les yeux...
Il fixa les trois scientifiques d'un air impassible.
- Demandez-leur maintenant où est François Dassonville.
Aleksandrov n'eut pas le temps de réagir. L'un des officiers de police parti plus tôt en exploration dans le tunnel revint en courant. Sharko comprit qu'il les invitait à le suivre. Nikolaï Lebedev, le collègue d'Aleksandrov, resta dans la salle d'opération, l'arme tendue devant lui.