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Le commissaire emboîta le pas de ses homologues et regagna le tunnel. Une dizaine de mètres plus loin, les flics se tenaient devant l'entrée d'une autre salle. Une lumière bleutée provenant de l'intérieur leur léchait le visage.

Ils paraissaient abasourdis.

Franck Sharko pénétra avec appréhension dans cette pièce d'où jaillissait un vrombissement lancinant de générateurs et resta pétrifié. Sur la porte était peint un « 2 » gigantesque.

La salle était tapissée d'une couche de plomb, du sol au plafond, et éclairée par des ampoules à faible puissance. Au fond, entre d'immenses cuves hermétiques, sur lesquelles était inscrit « NITROGEN », une vingtaine de cylindres métalliques de deux mètres de haut étaient disposés verticalement, en deux rangées, montés sur des socles à roulettes et cadenassés à leur extrémité supérieure.

Incrustés dans l'acier, des cadrans lumineux indiquaient « -170°C ».

Sharko plissa les yeux. Ces cadrans, ces boutons lui faisaient songer à l'intérieur d'un vaisseau spatial parti pour une longue mission. Les cylindres étaient reliés à la grosse cuve centrale d'azote par d'épais tuyaux en métal et percés d'une vitre transparente, d'une trentaine de centimètres de côté.

À travers ces vitres, des visages.

Des visages d'enfants qui flottaient dans l'azote liquide et à qui l'on avait également rasé le crâne. Sharko s'approcha, incapable de prendre la mesure de ce qu'il voyait, tant ces images bien réelles dépassaient tout ce qu'il avait pu imaginer.

Sur les cylindres, des indications en anglais : « Experimental subject 1, 6th of January 2003, 700 Bq/kg... Experimental subject 3, 13th of March 2005, 890 Bq/kg... Experimental subject 8, 21th of August 2006, 1120 Bq/kg... »

À la limite de tituber, Sharko se retourna et fixa quelques secondes son homologue, immobile. Le temps semblait s'être subitement arrêté, chacun retenait sa respiration devant l'improbable. Il avait face à lui du matériel organique, des cobayes humains qu'on avait cryogénisés.

Doucement, avec courage, le flic se glissa entre ces parois courbes pour atteindre la deuxième rangée.

Cette fois, neuf des dix cylindres étaient vides, les écrans lumineux qui indiquaient la température étaient éteints. Le seul container occupé montrait, ce coup-ci, un visage d'adulte. Des traits épais figés contre la vitre, avec des paupières baissées, des lèvres légèrement écartées et bleutées.

Un corps en équilibre sur la frontière, dont le cœur ne battait plus et dont le cerveau ne montrait plus la moindre activité électrique. Était-il mort ou vivant ? Les deux à la fois ?

Gravée dans le métal en caractères d'imprimerie noirs, pour résister au temps, une inscription indiquait : « François Dassonville, 24th of December 2011, 1420 Bq/kg. » Sharko considéra le visage immobile, puis marcha sur le côté. Les cuves vides portaient elles aussi des identités, mais sans date. « Tom Buffett », le multimilliardaire du Texas... Puis d'autres noms que Sharko ne connaissait pas. Probablement de riches donateurs de la fondation, qui avaient réservé leur place pour ce voyage dans le temps si particulier.

Enfin, sur le dixième cylindre, une ultime identité.

« Léo Scheffer. »

71

Une fois sorti de son caisson, le corps de Scheffer avait été placé sur la table d'opération, au milieu du bloc, et simplement recouvert d'une couverture de survie en aluminium. Progressivement, et comme si tout était naturel, les battements de son cœur s'accéléraient, son rythme respiratoire s'accroissait, tandis que son visage reprenait des couleurs. Sharko se tenait debout, sur la gauche.

Le réveil était imminent.

Depuis deux bonnes heures, les policiers russes passaient des coups de fil à la surface du centre de stockage ou s'entretenaient fermement avec les trois médecins et Leonid Yablokov, essayant de comprendre à quoi ils avaient affaire. Sharko avait reçu quelques bribes d'explications de la part d'Andreï Aleksandrov, qui n'avaient fait que confirmer ses déductions. À l'évidence, Scheffer et Dassonville, aidés du maudit manuscrit et de Yablokov, avaient trouvé un moyen de cryogéniser et de ramener à la vie des êtres humains. Cette unité était un lieu de test.

Dix minutes plus tard, Léo Scheffer papillota des paupières, puis ses pupilles se rétractèrent face à la lampe Scialytique perchée juste au-dessus de lui. Ses yeux roulèrent dans ses orbites, ses lèvres bougèrent.

- Quelle date ? marmonna-t-il. Combien de temps a passé ?

Il porta lentement ses mains sur sa poitrine, comme s'il cherchait une cicatrice. Sharko se pencha au-dessus de la table, apparaissant alors dans son champ de vision.

- Même pas une journée. Bienvenue, Scheffer. Je suis Franck Sharko, commissaire de police du 36, quai des Orfèvres. Et vous êtes en état d'arrestation pour meurtres, enlèvements, actes de torture, et une liste d'autres chefs d'inculpation bien trop longue pour que je les cite tous.

Léo Scheffer parut ne pas comprendre tout de suite. Il voulut se redresser, mais Sharko lui écrasa la poitrine.

- Où est le manuscrit ? fit le flic d'une voix autoritaire.

Le scientifique tendit difficilement le cou. Son visage était fin, sec, comme creusé dans la pierre. Il aperçut les visages durs des Russes, en arrière-plan, et sembla réaliser que c'en était terminé. Il soupira longuement, s'humecta les lèvres du bout de la langue, puis laissa finalement retomber sa tête sur la table.

- Quelque part.

Sharko essaya de l'étouffer moralement :

- Vous allez finir vos jours en prison. Vous qui avez tellement peur du temps, vous allez compter vos heures jusqu'à la toute dernière, vous allez voir votre corps se dégrader, jour après jour. Rien que pour ça, j'espère que vous vivrez encore longtemps.

Scheffer ne réagissait pas, se contentant de fixer le plafond. Il avait du mal à émerger.

- Tous ceux qui sont impliqués vont se retrouver derrière des barreaux, ajouta Sharko. Nous allons tout détruire. Ces installations, cette salle, les protocoles, vos recherches. Mais, auparavant, par votre procédé, nous allons redonner vie à ces enfants piégés dans leur ignoble cylindre.

- Ces enfants sont morts, répliqua Scheffer d'une voix neutre. Et vous bluffez, vous ne détruirez rien, vous avez trop besoin de tout ça pour comprendre. Mais que croyez-vous ? Que notre but, c'était juste de cryogéniser quelques riches individus ? Simplement une histoire d'argent ?

- Qui ça, nous ? Et que comptiez-vous faire d'autre ?

Scheffer garda le silence, les lèvres pincées. Sharko ne relâcha pas son interrogatoire.

- Nous savons que vous avez réussi à ramener des gamins cryogénisés à la vie. Où sont-ils ?

- Morts. Tous morts. Ils n'étaient rien d'autre que... de la matière.

Sharko avait envie de l'étrangler et se battait contre lui-même pour garder le contrôle.

- Je répète ma question. À quoi servent exactement ces expériences ?

Scheffer restait de marbre.

- On parle beaucoup du programme spatial russe en ce moment, fit Sharko. La conquête de l'espace lointain, au-delà de Jupiter. Imaginez l'annonce par les Russes d'une cryogénie fonctionnelle, d'une méthode pour figer les organismes et les envoyer à des milliards de kilomètres d'ici sans qu'ils vieillissent.

Sharko vit l'œil de Scheffer briller une fraction de seconde.

- Alors c'est ça...

Mais Scheffer ne répondit plus à aucune de ses questions et détourna le regard.

Le commissaire s'adressa à l'un des médecins :