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- Vous avez essayé de le faire parler ?

- Le psychologue de l'hôpital a essayé, oui. Mais vu son état de fatigue et de peur, c'était impossible. On doit d'abord le rassurer, lui dire qu'il ne va rien lui arriver de mal. Le problème, c'est qu'on ignore s'il nous comprend.

Les mains dans les poches de sa blouse, le médecin fit le tour du lit et invita les deux policiers à s'approcher.

- J'ai prévenu les services sociaux, ajouta-t-il. Les personnes de l'aide à l'enfance passeront demain. Ce môme a besoin d'être pris en charge dès qu'il sortira d'ici.

Il souleva le drap et baissa les yeux vers la poitrine de l'enfant. Un curieux tatouage, de trois ou quatre centimètres de large, était dessiné au niveau du cœur. Il s'agissait d'une espèce d'arbre à six branches sinueuses réparties comme les rayons du soleil, au sommet d'un tronc courbé. Dessous, écrit en tout petit, un nombre : 1400. Le tatouage était monochrome, noir, et ne témoignait pas de grandes qualités artistiques. Il ressemblait aux dessins grossiers que se faisaient les prisonniers avec une aiguille imbibée d'encre. À l'évidence, on l'avait tatoué avec les moyens du bord.

- Ça vous dit quelque chose ? demanda le médecin.

Sharko et son collègue de Maisons-Alfort échangèrent un regard inquiet. Le commissaire observa le tatouage d'un peu plus près. Avec ce qu'il avait déjà vu dans sa carrière, il ne se demandait même plus quel genre de monstre avait pu faire une chose pareille à un enfant. Il savait simplement que ces monstres-là existaient, partout, et qu'il fallait les attraper pour les empêcher de nuire.

- Rien du tout. On dirait une espèce de... symbole.

Trenti désigna les extrémités du dessin du bout de l'index (Endroit de l'écriture où je me trouvais à une certaine date devenue très importante depuis. Vous comprendrez mieux en lisant la note de fin, à ne découvrir qu'après avoir lu toute l'histoire. (Note de l'auteur)).

- Regardez, ici. Il y a des traces de cicatrisation à certains endroits, très légères. Je dirais que le tatouage est récent, il a été réalisé il y a, je pense, une ou deux semaines.

Le capitaine Trémor tripotait nerveusement son alliance. Le froid extérieur avait tiré les traits de son visage, ce qui rendait son expression plus dure.

- Vous pourrez me transmettre une photo de ce tatouage ?

Avant que le médecin ait le temps de répondre, Sharko sortit son portable et tira un gros plan de l'étrange signe, avec le numéro dessous. De quel enfer pouvait bien sortir ce pauvre môme épuisé, marqué comme une bête ?

Trémor fixa Sharko dans les yeux et étira les lèvres.

- Vous avez raison. Allons au plus simple et au plus efficace.

Il l'imita et prit également une photo à l'aide de son téléphone. Au moment où le flic de la criminelle rempochait son portable, ce dernier se mit à vibrer. Nicolas Bellanger...

- Excusez-moi, dit-il en sortant dans le couloir.

Une fois dans un endroit isolé, il décrocha.

- Oui, Sharko.

- C'est Nicolas. Alors, le môme ?

Sharko lui fit un rapide bilan de ce qu'il venait d'apprendre. Après quelques échanges sur l'affaire, Bellanger se racla la gorge.

- Écoute... Je t'appelle pour autre chose. Il faut que tu viennes au 36 dès que possible.

Sharko sentit que le ton était anormalement grave, presque gêné. Il se posta devant une fenêtre, l'œil rivé vers les lumières de la ville.

- Je ne suis pas loin de chez moi. Après l'hôpital, je comptais rentrer directement, vu les conditions météo. Sur les routes, c'est la galère. Qu'est-ce qu'il y a ?

- Je ne peux pas te parler de ça au téléphone.

- Essaie quand même. J'ai mis une heure et quart pour venir ici et je n'ai pas envie de remettre ça dans l'autre sens.

- Très bien. La gendarmerie d'un bled situé au fin fond de la Bretagne, à cinq cents kilomètres d'ici, m'a contacté. Il y a une semaine, leur salle des fêtes a été fracturée. Porte défoncée en pleine nuit. Sur le mur, il y avait une phrase, écoute bien : « Nul n'est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend. » Elle était écrite en lettres de sang, avec l'extrémité d'un fin morceau de bois ou un truc dans le genre.

- Tu vois un rapport avec notre affaire ?

- A priori, aucun. Mais un rapport avec toi, ça, c'est sûr.

Sharko pinça l'arête de son nez, les yeux fermés, le visage lourd.

- Je vais raccrocher, Nicolas, si tu ne me lâches pas le fin mot de l'histoire dans les cinq secondes.

- J'y viens. Les gendarmes ont pris cet acte malveillant suffisamment au sérieux pour solliciter un laboratoire et essayer de voir d'où provenait ce sang. Ils ont fait des analyses, dont l'ADN. C'était du sang humain. Ils ont alors cherché dans le FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génétiques), se disant que, peut-être, le malfaiteur aurait été assez stupide pour écrire le message avec son propre sang. Ils sont bien tombés sur un enregistrement dans le fichier.

Il y eut un silence. Sharko sentit son cœur s'accélérer, comme s'il avait deviné ce qu'allait lui annoncer son chef de groupe.

- Ce sang, Franck, c'est le tien.

8

"La Grande Tribune", édition Rhône-Alpes du 8 février 2001.

« Le corps d'une femme d'une trentaine d'années a été retrouvé sans vie, hier matin, selon des informations confirmées par la gendarmerie de Montferrat. Il a été repêché tôt dans la matinée, vêtu et porteur de ses papiers d'identité, dans les eaux glaciales et en partie gelées du lac de Paladru, à Charavines, situé à une cinquantaine de kilomètres d'Aix-les-Bains. C'est un promeneur matinal qui a alerté les forces de l'ordre. Une autopsie doit être pratiquée à l'institut médico-légal de Grenoble pour déterminer les causes du décès. S'agit-il d'un accident ou d'une affaire criminelle ? Cette dernière hypothèse semble plausible, car la voiture de la victime n'a pas encore été retrouvée proche du lieu du drame et on peut se demander ce que cette femme faisait par un froid pareil à proximité de ce lac isolé, aux abords parfois abrupts qui ont déjà causé plusieurs accidents.

Olivier T. »

Lucie pensait au sinistre fait divers qu'elle venait de lire dans sa voiture.

Une mort par noyade, en plein hiver. La suspicion d'une affaire criminelle. Pourquoi Christophe Gamblin s'était-il intéressé à cet article en particulier, vieux de dix ans ? L'affaire avait-elle été résolue ? Les trois autres journaux issus des archives relataient-ils des faits similaires ? Lucie n'avait pas encore eu le temps d'y jeter un œil - elle était déjà en retard de dix minutes - mais elle n'avait désormais plus qu'une envie : comprendre ce qui avait motivé Christophe Gamblin à s'enfoncer dans les sous-sols de "La Grande Tribune" pendant ses jours de congé.

Elle s'immobilisa quelques secondes devant le mastodonte de briques rouges, face à la gare d'Austerlitz de l'autre côté de la Seine. La maison des morts, songea-t-elle avec appréhension, un endroit dans lequel des gens qui, récemment, vivaient encore, entraient pour se faire découper. Sur la gauche, des ombres sortaient du métro Quai de la Rapée. Juste là, on voyait des panneaux Bastille, Place d'Italie, des endroits agréables pour les touristes. Mais ces promeneurs, ces travailleurs se doutaient-ils que les pires crimes du tout-Paris étaient étudiés avec le plus grand soin à seulement quelques mètres, à l'intérieur de ce bâtiment fondu dans le paysage urbain ?

Lucie frissonna. Les lourds flocons s'accumulaient sur son blouson, sur les carrosseries des voitures et sur les toits. C'était comme si le temps s'était arrêté et que le brouhaha animant d'ordinaire la capitale avait brusquement été absorbé par la neige. Sous la lueur sobre des lampadaires, le lieutenant de police se sentait piégé dans un décor de film noir.