Elle s'approcha de Sharko et se serra contre lui.
- Dis-moi que ces enfants ne sont pas morts pour rien.
Ce dernier regarda la cloison, devant lui.
- On a fait notre boulot. Du mieux qu'on pouvait.
- Alors comme ça, on laisse tomber ? Tu me disais dans l'avion...
- Que veux-tu qu'on fasse d'autre ?
Il caressa Lucie dans le dos.
- Je passe à l'appartement prendre quelques affaires de rechange et je reviens te chercher, on ira à l'hôtel.
Lucie soupira, essayant de surmonter son dégoût.
- Je viens avec toi, si tu veux.
Il fixa sa compagne dans les yeux et lui sourit.
- Ça va aller. À tout à l'heure.
74
Sharko ne rentra pas chez lui.
Une demi-heure après avoir quitté Lucie, il posait le pied sur le parking de l'hôpital Fernand-Widal, proche de l'endroit où il avait découvert Gloria. L'excitation avait chassé toute forme de fatigue et de dégoût et, à ce moment précis, la Russie lui semblait déjà bien loin.
Dire qu'il avait eu l'assassin de Gloria sous le nez, depuis le début, et qu'il n'avait rien vu. Pourtant, le commissaire savait pertinemment que ce genre de meurtrier s'arrangeait toujours pour être au plus proche de l'enquête : côtoyer les flics, pour jouir davantage de leur désarroi. N'était-ce pas ce que la partie l'Immortelle signifiait ? Les pièces blanches, au beau milieu des pièces noires complètement désordonnées ?
À l'accueil, on lui indiqua que l'urgentiste qui avait pris en charge Gloria, Marc Jouvier, n'était pas de service. Sharko trouva très vite un responsable, qui lui indiqua que le médecin avait posé deux semaines de congé et devait revenir seulement douze jours plus tard. Le flic récupéra son adresse personnelle et sortit en claquant les portes derrière lui.
Marc Jouvier était peut-être un employé modèle entre les murs de l'hôpital mais Sharko savait, à présent, que l'urgentiste était un pervers de la pire espèce, qui avait probablement massacré un couple de jeunes en 2004, leur glissant une pièce dans la bouche sur le modèle de l'Ange rouge. Qui avait violé, tabassé et intoxiqué Gloria. Le pire, c'était sans doute qu'il l'avait regardée mourir ici même, à l'hôpital, alors que ses collègues tentaient désespérément de la sauver.
Sharko démarra au quart de tour, direction le 1er arrondissement, le téléphone portable et l'arme sur le siège passager. C'était ce téléphone-là, acheté suite à la chute dans le torrent, qui lui avait révélé l'identité du tueur. Il était tout neuf et possédait son propre numéro, que Sharko n'avait donné qu'à quelques personnes : ses collègues proches et surtout Marc Jouvier, lorsqu'il avait amené Gloria Nowick à l'hôpital. Et c'était ce numéro-là que l'urgentiste avait recomposé pour contacter Sharko en Russie. Il s'était jeté dans la gueule du loup, comme le commissaire s'était jeté dans la gueule du loup en amenant Gloria dans cet hôpital, le seul à proximité du poste d'aiguillage abandonné, celui qu'on ne pouvait pas manquer en allant sur les rails...
Le flic se gara à une centaine de mètres de sa destination finale, empocha son arme et sortit. Il pouvait sentir les pulsations de son cœur jusqu'au bout de ses doigts. Il s'imaginait déjà fracasser Jouvier contre un mur, le braquer, l'emmener loin d'ici, au bord d'un bois, et lui tirer une balle dans la tête. Il essaya de ne pas penser à Lucie. Gloria, juste Gloria. Puis Suzanne, il y a longtemps, éliminée par l'Ange rouge. Et sa petite fille... Sa petite Éloïse.
Sharko ralentit. Il suffisait d'un appel au 36, et tout se finirait bien. Il pourrait peut-être enfin vivre heureux avec celle qu'il aimait par-dessus tout.
Mais la voix vengeresse retentit, au fond de son crâne, et poussa son corps vers l'avant.
Marc Jouvier habitait au deuxième étage d'un grand immeuble avec parking souterrain privé. Sharko grimpa les escaliers deux à deux et se plaqua devant la porte. Il cogna, l'arme chargée dans la main. Pas de réponse.
Sharko avait de bons restes, ces serrures se crochetaient facilement et, après deux minutes, il put entrer sans causer de dégâts. Le pistolet braqué, il se rua dans toutes les pièces, ne décelant aucune présence. Il ouvrit les placards de la chambre. Rien ne semblait avoir été dérangé. Les jeans, les chemises, les tee-shirts étaient parfaitement alignés. Jouvier n'était pas parti loin d'ici. Peut-être ne tarderait-il pas à rentrer.
Le flic scruta les recoins de cet appartement qui n'avait rien de l'antre d'un monstre. Des gens devaient venir ici boire des verres, des collègues, des amis. Jouvier semblait célibataire, rien n'indiquait la présence d'une femme. Cette pourriture aimait le matériel high-tech, et le rock, d'après sa CD-thèque. Le commissaire refusa de partir bredouille. Il entreprit une fouille plus méticuleuse, prenant garde à déranger le moins possible.
Rien dans les tiroirs, rien sous le lit, rien de planqué au fond d'un meuble. Sharko bouillonnait, il y avait forcément des traces de la culpabilité de Jouvier, des preuves qu'il avait torturé et tué. Il s'intéressa finalement à la petite clé accrochée au fond d'un placard du couloir. Elle n'avait aucune marque, aucune référence, il s'agissait sans doute d'un double. Il la scruta attentivement entre ses doigts et eut soudain une intuition.
Il sortit en quatrième vitesse.
Deux minutes plus tard, il était dans le parking souterrain avec la certitude que Jouvier devait avoir un grand garage clos, capable d'abriter au moins deux barques et un porte-bateaux. Très vite, il remarqua, au niveau-2, un ensemble de larges portes beiges en métal. Il essaya la clé dans chaque serrure, et ce fut sur la troisième d'entre elles que la magie opéra : il y eut un déclic.
Sharko souleva la porte du double garage. Un petit interrupteur permettait d'allumer une ampoule suspendue à un câble électrique. Lorsque Sharko alluma, il découvrit, en premier lieu, posé sur le sol bétonné, un grand jeu d'échecs en bois. Les pièces étaient placées comme dans la position finale de l'Immortelle.
Mains gantées, Sharko rabaissa la porte et s'enferma. Les ombres descendirent, le silence fut complet. Ainsi, c'était entre ces quatre murs gris et froids que Jouvier venait déplacer ses pièces. Et qu'il assemblait les engrenages de son ignoble scénario.
Le flic imagina le tueur assis là, devant les soixante-quatre cases, à déplacer son armée blanche.
Doucement, il longea le porte-bateaux et se dirigea vers le fond du garage, où reposait une bâche qu'il souleva. Dessous, de la ferraille, des rivets, quelques outils, des plaques d'immatriculation cabossées. Sharko fouina jusqu'à découvrir, sous des cagettes, un carton en assez bon état. Il l'ouvrit délicatement.
Il contenait de vieux cahiers d'écolier. Sharko les sortit et retourna sous l'ampoule. À l'intérieur du premier d'entre eux se trouvait un patchwork de photos, de notes manuscrites et d'articles de journaux collés de travers. Le commissaire s'assit contre un mur et tourna les pages les unes après les autres.
Les premiers articles dataient de 1986. Tous traitaient du même fait divers : à Lyon, une voiture de police de la brigade anti-criminalité avait accidentellement percuté un piéton en grillant un feu rouge, alors qu'elle était en route pour une intervention. Le chauffeur s'en était sorti sans une égratignure ni poursuites graves, ce qui n'avait pas été le cas de l'homme à pied, qui était décédé après neuf jours de coma.
La victime s'appelait Pierre Jouvier, le père du petit Marc qui n'avait alors que sept ans. Sharko imagina parfaitement le traumatisme du gamin. Une blessure qui, à l'évidence, ne s'était jamais résorbée.
Le commissaire poursuivit sa quête. Sur un autre article, le visage du flic responsable de l'accident avait été découpé au cutter, avec grande attention, pour être collé sur la page en vis-à-vis, aux côtés d'un autre visage qui avait été photographié : il s'agissait d'une jeune femme d'une vingtaine d'années, qui devait être la fille du flic, vu la ressemblance. Sharko fronça les sourcils : il connaissait ces traits féminins, il avait déjà vu cette physionomie, mais où ?