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Il ferma les yeux et réfléchit. Le souvenir remonta alors du fond de sa mémoire et fit gonfler une boule dans sa gorge. Il s'agissait de la victime retrouvée dans une barque en 2004, dépecée aux côtés de son mari et avec une pièce dans la bouche. Les deux malheureuses proies du disciple de l'Ange rouge... Vingt-six ans après l'accident ayant entraîné la mort de son père, Jouvier avait exercé sa vengeance en s'attaquant à la fille du responsable. Le petit garçon de sept ans était devenu le pire des criminels. Et aucun élément de l'enquête, aucun fichier n'avait permis de faire le rapprochement.

Sharko tourna encore les pages. Des phrases écrites en une écriture fine, nerveuse, exprimaient la haine que ressentait Jouvier à l'égard des flics. Feuille après feuille, l'homme voulait les voir tous périr en enfer. Il insultait, menaçait, délirait même parfois. Entre ces murs anonymes, Jouvier devenait un autre homme que l'urgentiste dévoué. Il tombait le masque.

Apparurent plus loin des photos de joie, alors que le cœur du flic se rétractait : sur le papier glacé se tenaient Jouvier et l'Ange rouge, côte à côte, tout sourire, levant un verre en direction de l'objectif. Sharko arracha la photo de son support et la retourna. Il était inscrit « Grandes retrouvailles à la ferme, 2002 ». 2002... L'année où l'Ange rouge détenait Suzanne et où il était en pleine activité meurtrière.

Les deux hommes avaient à peu près le même âge, et Jouvier parlait de retrouvailles. Peut-être avaient-ils fait l'école ensemble ? Leurs parents avaient-ils été voisins ? Ou alors, Jouvier et le tueur en série s'étaient-ils simplement rencontrés au hasard de la vie, des années plus tôt ? Peu importait, finalement. La connexion entre deux esprits perturbés et haineux avait eu lieu. Satan et son disciple venaient de former leur duo.

Sur le cahier, les photos se succédaient, sans notes cette fois. La relation entre les deux hommes allait peut-être au-delà de la simple amitié.

Plus loin, Sharko trouva l'élément déclencheur de tant de haine et d'acharnement sur sa personne. Non seulement il était flic, mais il était le flic qui avait tué l'Ange rouge. Des dizaines d'articles sur la mort du tueur en série occupaient les pages, et c'était désormais la tête du commissaire qui avait été découpée et placée au milieu d'une grande page blanche. Cerclée de feutre noir, jusqu'à ce que la pointe transperce la feuille.

Sharko se pinça les lèvres. Un autre cahier criblé de photos relativement récentes de lui, de Gloria, de Frédéric Hurault, le meurtrier de ses filles jumelles, retranscrivait, jour après jour, le cheminement du plan du tueur. Ça durait depuis presque deux ans. Jouvier avait observé, relevé les habitudes de ses victimes et les avaient notées sur ce papier. Il y avait des ratures, des diagrammes, des flèches partout, avec des phrases en diagonales, écrites en différentes tailles et couleurs. Le cheminement complet d'un esprit torturé.

Sharko s'apprêtait à prendre un autre cahier quand il entendit soudain des crissements de pneus. Il se leva d'un bond et plaqua sa main sur l'interrupteur.

Noir complet.

Les crissements s'effacèrent, laissant place aux ronflements grandissants d'un moteur. Un véhicule approchait. Après quelques secondes, une lueur jaunâtre se glissa sous la porte et vint lécher les pieds de Sharko. Le flic retint son souffle. La voiture venait de s'arrêter, juste de l'autre côté, laissant le moteur tourner. Plus aucun doute, c'était lui, c'était Marc Jouvier. Le commissaire avait ôté un gant avec les dents, de façon à mieux sentir la queue de détente de son arme.

Le moment tant attendu allait enfin arriver. L'heure de la vengeance.

Il y eut un cliquettement. La poignée du garage tourna, la porte se souleva et la lumière des phares lécha le sol comme une grosse lame étincelante.

Des jambes, un torse, puis le visage de Marc Jouvier.

Ses yeux se creusaient tout juste de surprise que Sharko se jeta sur lui et le propulsa contre l'un des murs intérieurs. Il y eut un craquement d'os, avant que le flic prenne l'autre par les cheveux et lui écrase le côté droit du visage sur l'échiquier, faisant voler toutes les pièces. Jouvier poussa un gémissement. Il était frêle et valdinguait comme un pantin, incapable de se défendre. Dans ce combat inégal, les coups pleuvaient : dans les côtes, les tempes, le bassin. Sharko se lâchait, cognait comme un dur, sans freins, jusqu'à entendre des os craquer. Il finit par écraser son pistolet au milieu de son front.

- Tu vas pourrir en enfer.

L'autre saignait de la bouche, souffrait de partout mais il fixait son adversaire sans ciller, les yeux aussi noirs et brillants que ceux d'un animal traqué.

- Fais-le... dit-il.

Franck respirait fort, la sueur lui coulait dans les sourcils, tandis que son doigt tremblait sur le petit morceau de métal qui ordonnerait le départ de la balle.

Un coup de feu, et tout serait fini.

Sharko baissa les paupières, des ronds noirs dansaient dans son champ de vision. Curieusement, il vit sa main caresser le ventre de Lucie. Ses doigts allaient et venaient, ils sentaient la chaleur du petit être qui finirait par voir le jour. Et cette chaleur irradia alors l'ensemble de son corps, comme s'il avait été frappé d'un coup d'épée dans le dos. Il perçut l'amour de Lucie, tout autour de lui. Puis celui de Suzanne et Éloïse, qui le regardaient, quelque part.

Alors, doucement, il baissa son arme et chuchota à l'oreille de Jouvier :

- L'enfer, pour toi, c'est tout sauf la mort.

Épilogue

Lucie était agenouillée devant le sapin de Noël. Elle plaçait avec une attention de petite fille les figurines de la crèche. L'âne, le bœuf, Marie et Joseph, autour de l'enfant Jésus. L'année précédente, elle avait été incapable de réaliser ces gestes simples. Ses filles avaient dansé et crié dans sa tête, et leur fête s'était terminée dans les pleurs.

Lucie se dit que le temps finissait toujours par guérir les blessures.

Depuis la cuisine arrivaient d'agréables odeurs de fruits de mer. Sharko avait revêtu sa toque de cuisinier et était en train de flamber des gambas dans la poêle. On était le 28 décembre, mais peu importait. Leur Noël à eux démarrait ce soir.

Lucie manipulait le petit Jésus entre ses doigts.

- Cette histoire de partie d'échecs intitulée l'Immortelle, c'est quand même curieux, dit-elle en rejoignant son compagnon. L'immortalité, c'est ce que nous sommes allés chercher au fin fond de la Russie. Et nos deux affaires se sont terminées en même temps, quasiment le jour de la naissance du Christ. Si j'avais l'esprit moins carré, j'y verrais une forme de signe un peu, comment dire... métaphysique ?

- Ça ne reste qu'une étrange coïncidence, répliqua Sharko. Et puis, rien n'est vraiment terminé côté russe, même si on a la plupart de nos réponses. Cette façon dont on s'est fait sortir me reste en travers de la gorge. Toutes ces pommes vérolées. Toute cette folie.

- Des folies tellement différentes, mais tout autant dévastatrices. Sans oublier Philippe Agonla. Une troisième forme de folie. J'ai de plus en plus l'impression que les fous peuplent notre planète.

Lucie posa la figurine au milieu de la table et l'observa longuement. Elle sentit les larmes monter.

- Je n'arrive pas à imaginer ce qui serait arrivé si... si tu avais tiré sur Jouvier.

- Je ne l'ai pas fait.

- Mais tu étais parti pour le faire. Tu étais prêt à tout casser.