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Sharko se pencha vers l'avant, les deux mains sur le bureau. Une grosse veine battait au milieu de son front.

- « Nul n'est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend. » Que dalle. Qui m'attend, et où ?

- Réfléchis. T'es sûr que...

- Si je te le dis !

Il se remit à marcher nerveusement, le menton collé au sternum. Il réfléchissait, essayait de comprendre le sens du curieux message. Trop difficile, vu son état de tension. Pendant ce temps, Bellanger relia son ordinateur à une imprimante.

- Je vais leur expliquer, aux Bretons, mais sans leur en dire trop, fit-il. Qu'est-ce qu'on a, comme pistes ?

Sharko plia la photo imprimée que son chef lui tendait et la fourra dans sa poche. Il répondit avec un temps de retard.

- Des pistes ? Aucune. Hurault s'est fait liquider dans sa voiture à coups de tournevis qu'on n'a jamais retrouvé. Hormis mon ADN, on ne dispose d'aucune trace biologique ni papillaire, rien. Pas de témoins. On a tout épluché, interrogé les prostituées, les travelos du bois de Vincennes, les voisins de Hurault, les pistes ne mènent qu'à des impasses. Cet ADN, ça m'a causé un tas de problèmes, j'ai failli aller en taule. Personne n'a jamais voulu me croire.

- Avoue que l'hypothèse du type qui a abandonné l'un de tes poils de sourcil uniquement pour t'impliquer était un peu farfelue. Tu es intervenu le premier sur les lieux. Ce sourcil, il pouvait très bien venir de toi à ce moment-là. Contamination de scène de crime, ça arrive tout le temps, c'est bien pour cette raison qu'on est fichés.

- Et si je n'étais pas intervenu ce jour-là ? Vous auriez trouvé ce poil quand même, ça m'aurait plombé. Ce type veut m'en faire baver. Il a su garder le silence pendant plus d'un an pour ressurgir à quelques jours de Noël.

Sharko se sentit violé. Ses poils, son sang à présent... Si quelqu'un l'avait suivi, surveillé ces derniers mois, comment avait-il fait pour ne rien remarquer, lui, un flic ? À quel point ce mystérieux fantôme le connaissait-il ? Aujourd'hui, un fou furieux s'adressait à lui. Il le défiait ouvertement. Qui était-il ? Un type qu'il avait arrêté et qui avait purgé sa peine ? Le frère, le père, le fils d'un taulard ? Ou l'un des milliers de malades qui remplissaient les rues de la capitale ? Le flic avait déjà cherché, fouillé dans les fichiers de sorties de prison, même dans les archives d'affaires qu'il avait traitées par le passé. Sans jamais aboutir.

Soucieux, il pensa à Lucie, à sa propre stérilité, à ce bébé qu'elle voulait plus que tout au monde et qu'elle n'aurait peut-être jamais, à cause de toute cette crasse qui leur dévorait les neurones et les tripes.

- Lucie et moi, on va sans doute partir quelques semaines, confia-t-il, à court d'idées. J'ai besoin de faire le point, de souffler. L'enquête qui s'annonce avec la victime du congélateur et son amie disparue va être trop longue, trop difficile. Et ce truc de fou, qui me tombe dessus. Je n'ai pas besoin d'un psychopathe qui s'acharne sur moi et me menace. On doit quitter l'appartement, on doit...

Il s'appuya contre la cloison, le regard au plafond.

- Je ne sais pas ce qu'on doit faire. Pour une fois, j'aimerais juste pouvoir passer de bonnes fêtes de Noël, loin de toutes ces cochonneries. Vivre comme n'importe qui.

Bellanger le considéra sans animosité.

- Ce n'est pas à moi de te dire ce que tu dois faire, mais fuir les problèmes n'a jamais permis de les résoudre.

- Parce que, pour toi, un malade qui me colle aux baskets et qui sait où j'habite, c'est juste un problème ?

- J'ai surtout besoin de vous deux pour l'enquête. T'es le plus givré et le meilleur des flics que je connaisse. Tu n'as jamais rien lâché, et encore moins une affaire qui commence. Sans toi, l'équipe n'est plus la même. C'est toi que les autres écoutent. C'est toi qui mènes la barque. Et tu le sais.

Franck Sharko récupéra son téléphone portable sur le bureau. Ses muscles étaient raides, noueux, et il avait mal à la nuque. Tout ce fichu stress... Il se dirigea vers la porte, posa sa main sur la poignée et ajouta, avant d'ouvrir :

- Merci de me lancer des fleurs, mais j'ai un truc à te demander.

- Vas-y.

- Lucie s'absente assez souvent de chez moi en me donnant des raisons vaseuses. Elle dit qu'elle bosse, qu'elle traite de la paperasse, mais je sais que c'est faux. Elle rentre parfois au milieu de la nuit. Elle et toi, vous vous voyez ?

Bellanger écarquilla les yeux.

- On se voit, tu veux dire... - un silence. T'es cinglé ? Pourquoi tu dis ça ?

Sharko haussa les épaules.

- Laisse tomber. Je crois que je n'ai plus l'esprit très clair, ce soir.

La tête lourde comme un dossier criminel, il sortit et disparut dans le couloir.

10

Lucie reposait un cadre avec la photo de deux enfants lorsque Paul Chénaix la rejoignit. Le médecin avait pris une douche rapide, coiffé ses cheveux bruns vers l'arrière, passé des vêtements frais et sentait le déodorant. Il avait la quarantaine dynamique, l'air moins strict que lorsqu'il portait la blouse, avec ses lunettes aux verres ovales et son bouc taillé au cordeau. En fait, il était normal. Lucie et Sharko avaient déjà déjeuné avec lui à plusieurs reprises, ils avaient discuté de tout sauf des morts et des enquêtes.

- Les enfants qui grandissent nous rappellent combien le temps passe vite, dit Lucie. J'aimerais bien connaître tes bouts de chou. Tu viendras avec eux et ton épouse à l'appartement, un de ces soirs ?

Paul Chénaix tenait une petite caisse en plastique avec des échantillons enfoncés dans des tubes scellés, ainsi qu'un dictaphone.

- On pourra s'organiser le truc, oui.

- Pas « on pourra ». Il faudra.

- Il faudra, oui. Ça va mieux, toi ?

Lucie regrettait sa faiblesse passagère de tout à l'heure. Il fut un temps où elle pouvait tout affronter, où la noirceur des affaires criminelles l'excitait plus que tout le reste. Elle en avait négligé ses propres enfants, sa vie amoureuse, ses envies de femme. Aujourd'hui, tout était tellement différent. Si seulement on pouvait lancer une poignée de poudre magique, revenir en arrière et tout changer. Elle parvint néanmoins à lui sourire.

- Le veilleur de nuit a eu la gentillesse de me donner un gros donut au chocolat. Ma mère a récupéré mon labrador, Klark, qui adore ce genre de donut. Mon ex-chien pèse dix kilos de plus à présent.

- Pas très diététique, certes, mais ça t'aurait fait du bien de le manger avant. Contrairement aux croyances populaires, il vaut toujours mieux croquer un morceau avant d'assister à une autopsie, ça évite les coups de mou.

- Pas eu le temps.

- Plus personne n'a le temps de rien, de nos jours. Même les morts sont pressés, il faut les traiter immédiatement. On ne s'en sort plus.

Il se dirigea vers son bureau et posa les échantillons de fluides, d'ongles, de cheveux devant Lucie.

- Tu n'as rien manqué, de toute façon. Tous les signes médico-légaux indiquent bien une mort par hypothermie. Le cœur a fini par lâcher.

Toujours debout, il ouvrit un tiroir et sortit un dossier d'une quarantaine de pages.

- Voici une impression du rapport d'autopsie que m'a envoyé par mail mon confrère de Grenoble, en fin d'après-midi. On a pas mal discuté au téléphone. Christophe Gamblin est venu le voir il y a trois bonnes semaines, il prétendait vouloir écrire un article sur l'hypothermie et s'était bien présenté comme journaliste de faits divers.

Il posa le dossier devant lui.

- Une drôle d'histoire.

- Je t'écoute.

Paul Chénaix s'installa sur son siège à roulettes et éventa les feuilles devant lui.

- Son sujet de l'époque s'appelait Véronique Parmentier, 32 ans, cadre dans une société d'assurances à Aix-les-Bains. Le corps a été sorti des eaux du lac de Paladru, en Isère, à 9 h 12, le 7 février 2001, par une température extérieure de -6°C. La victime habitait à trente bornes de là, à Cessieu. Ça remonte à dix ans, cette histoire, et pourtant, Luc Martelle s'en souvenait encore très bien avant même que Christophe Gamblin vienne remuer ce vieux dossier. À cause de ce froid atroce et, surtout, de par la nature même de cette affaire... Et pour répondre tout de suite à la question que tu vas me poser : elle n'a jamais été résolue.