- Une affaire, tu dis. Il ne s'agissait donc pas d'un accident ?
- Tu vas vite comprendre. D'abord, sais-tu comment ça se passe pour un cas de noyade ?
- Je n'en ai jamais traité. Explique.
- C'est l'une des morts où le légiste se déplace systématiquement pour les premiers constats afin de s'assurer qu'il s'agit bien d'une noyade. Pour les cadavres frais, on recherche d'abord le champignon de mousse, situé au niveau de la bouche et du nez. C'est le mélange d'air, d'eau et de mucus qui se crée lors de l'ultime réflexe de respiration, inévitable. Il est de manière générale extériorisé, donc visible. Il y a aussi un tas d'autres signes externes qui ne trompent pas : pétéchies dans les yeux, peau en chair de poule, cyanose du visage, langue coupée à cause des crises convulsives. Or, dans le cas de notre victime, on n'a trouvé aucun de ces signes. Mais leur absence ne permettait pas forcément d'écarter la noyade. Seule l'autopsie allait livrer les secrets du corps.
- Et au final ? Elle n'est pas morte par noyade, c'est ça ?
- Non, mais elle est morte immergée dans l'eau.
- J'avoue que...
- Tu as du mal à saisir, c'est normal. Rien n'est clair dans cette histoire.
Il marqua une pause et remit en place correctement le cadre de ses enfants. Il se demandait probablement comment expliquer simplement une affaire compliquée.
- Quand mon confrère a ouvert, il n'y avait aucun signe caractéristique de noyade. Les poumons étaient propres, pas distendus, aucun épanchement péricardique ou pleural. Il fallait encore creuser. Il y a un facteur irréfutable, qui prouve normalement la noyade : la recherche de diatomées. Ce sont des micro-algues unicellulaires que l'on trouve dans tous les milieux aqueux. Lors du dernier réflexe de respiration, le noyé inspire l'eau et donc les diatomées. Ces diatomées, on les retrouve lors de l'autopsie dans les poumons, le foie, les reins, le cerveau et la moelle osseuse. Sur les lieux d'une noyade présumée, un lac, par exemple, on prélève, en théorie, trois échantillons d'eau : l'un à la surface du lac, un autre à mi-profondeur et le dernier au fond. Mais, en général, on se contente de celui de surface - là où flotte le cadavre, - sinon il faut des plongeurs et ça complique tout.
- Cela dans le but de comparer les diatomées des différents échantillons d'eau du lac à celles présentes dans les tissus du cadavre.
- Exactement, il faut comparer. Note que la présence de diatomées dans les tissus humains est possible même en dehors de toute noyade, car certaines d'entre elles sont contenues dans l'air que nous respirons ou les aliments que nous avalons. Donc, pour confirmer une noyade à tel endroit, il faut au moins vingt diatomées communes entre les échantillons d'eau prélevée et les analyses des tissus de la victime.
Il poussa une feuille vers Lucie.
- Le rapport de Martelle stipule qu'il n'y avait aucune diatomée commune. La victime n'était pas morte dans ce lac, et elle n'avait pas été noyée.
- Un corps que l'on a tué ailleurs, et que l'on a déplacé.
- Pas tout à fait. Accroche-toi, il y a encore carrément plus étrange.
Il se lécha l'index et tourna les pages du rapport. Lucie remarqua qu'il en profitait pour regarder sa montre. Il était 22 h 05. Sa femme devait l'attendre, ses enfants devaient être couchés, et Madonna devait chauffer le public.
- Il y avait de l'eau dans les voies intestinales du sujet. On en trouve toujours après un séjour de plusieurs heures en immersion d'un sujet mort. Elle pénètre naturellement par les narines ou la bouche, tombe dans le circuit intestinal et y reste. Là encore, en comparant les diatomées des échantillons du lac avec celles présentes dans l'eau des intestins, devine ?
- Pas de points communs ?
- Les eaux ont dû se mélanger, les diatomées ont dû voyager, donc il y en avait quelques-unes de communes, forcément. Mais pas suffisamment en tout cas. L'eau présente dans le corps de la victime ne venait pas du lac. Mon confrère a alors demandé une analyse poussée de cette eau. Les caractéristiques et les différentes concentrations en éléments chimiques, le chlore et le strontium notamment, ne trompent pas : il s'agissait d'eau de robinet, entrée en la victime après sa mort, et de façon naturelle.
Lucie se lissa les cheveux vers l'arrière d'un geste nerveux. Il était tard, la journée avait déjà été éprouvante, et cet effort cérébral supplémentaire lui coûtait.
- Tu es donc en train de me dire qu'elle n'a pas été noyée, qu'elle a passé un séjour immergée dans de l'eau du robinet, morte, avant qu'on la jette ensuite dans le lac ?
- Exactement.
- C'est hallucinant. Est-ce qu'on connaît la véritable cause de la mort ?
- C'est l'empoisonnement. Les toxicologues du labo ont fait preuve de flair, parce que c'est le genre d'empoisonnement très difficile à détecter. Les analyses approfondies ont révélé la présence d'une quantité critique de sulfure d'hydrogène dans ses tissus. Pour être exact... 1,47 microgramme dans le foie et 0,67 microgramme dans les poumons.
- Le sulfure d'hydrogène, c'est le gaz qui sent l'œuf pourri ?
- Et que refoulent parfois les égouts ou les fosses septiques, oui. Il résulte de la décomposition de la matière organique par les bactéries. On le trouve aussi à proximité des volcans. C'est sans aucun doute ce qui l'a tuée. En faible quantité, ce gaz peut provoquer des pertes de connaissance, et entraîne la mort en cas de trop forte inhalation.
- C'est à n'y rien comprendre.
Chénaix se mit à ranger son bureau tranquillement. Crayons dans les pots, feuillets empilés dans un coin. Derrière lui trônait une grande armoire avec des revues et des livres médicaux.
- Et justement, ils n'ont rien compris, les enquêteurs de Grenoble. J'ai déjà eu à traiter des morts accidentelles par le sulfure d'hydrogène, celles d'égoutiers de Paris notamment. Tout cela pour te dire qu'il n'y a pas forcément d'acte criminel derrière un empoisonnement au sulfure d'hydrogène. Sauf que là...
- Oui ?
- Mon confrère m'a expliqué que le scénario s'était reproduit l'hiver d'après, en 2002. Une autre femme, trouvée dans le lac d'Annecy, toujours la région Rhône-Alpes. Elle habitait Thônes, à vingt bornes de là. Mêmes conclusions. Le sulfure d'hydrogène, l'eau du robinet. Ici, les concentrations étaient un peu moindres - 1,27 et 0,41 - mais mortelles tout de même. La piste criminelle ne laissait cette fois plus aucun doute.
Lucie sentit l'adrénaline monter, elle avait l'impression que l'affaire prenait encore une dimension supplémentaire. 2001, 2002 : ça collait avec les dates des journaux de Christophe Gamblin.
- Un tueur en série ?
- À ce que j'en sais, il n'y a eu que deux meurtres, j'ignore si l'on peut parler de tueur en série. Enfin, tu es mieux placée que moi pour savoir. Mais en tout cas, les modes opératoires étaient les mêmes. Les enquêteurs ont trituré le scénario dans tous les sens. Pour eux, les victimes sont mortes par inhalation de sulfure d'hydrogène, mais ils ignorent comment ça s'est passé. Aucune fuite de ce gaz, aucun accident suite à des inhalations malencontreuses n'a été signalé dans la région. Il s'agissait, selon eux, de sulfure d'hydrogène fabriqué chimiquement.
- Un tueur chimiste...
Quelqu'un passa dans le couloir, derrière eux. Chénaix adressa un petit signe de la main à l'un de ses confrères, qui prenait à l'évidence ses quartiers pour la nuit.